Oui. Drôle de titre pour un livre de Thomas Bernhard, se dit-on, dès lors qu'on a lu au moins un de ses autres livres. Serait-ce un récit insolemment optimiste, un conte philosophique clamant la joie d'exister, de l'eau de rose en veux-tu, en voilà ? D'avance on sourit aux plaisanteries grivoises que le personnage (sans doute un voyageur séducteur invétéré) adressera aux paysannes autrichiennes aux cuisses généreuses… Hum.
Non, on n'est pas dépaysé par le ton du narrateur, typique d'un récit de Thomas Bernhard : celui d'un homme atteint d'un désespoir mortel, un biologiste, qui a fait des anticorps sont objet de recherches mais se trouve incapable de guérir sa maladie, qui ne cesse de ressasser ce qui lui arrive, notamment son échec en tant que scientifique, mais également et surtout cette rencontre avec cette femme, celle qui ne sera désigné autrement, tout au long du livre, que comme la Persane. Une nouvelle fois, dès lors qu'on est un peu familier avec l'auteur, nous sommes pris dans le courant des boucles qui constituent son style, et rendent la pensée qui tourne en rond, l'esprit coincé dans un cul-de-sac affectif et intellectuel. Ici, l'énergie de ce ressassement est de surcroît produite par un esprit scientifique aussi rigoureux et intransigeant que possible, qui ne laisse rien passer, capable de pousser une analyse dans ses derniers retranchements ou, en l'occurrence, de chercher sans cesse à résoudre des contradictions qui ne peuvent pas l'être. On se retrouve hypnotisé, envoûté par cet esprit qui ne cesse de se retourner sur lui-même, et nous entraîne inéluctablement vers le fond de son tourment, même si, et c'est un enjeu majeur du texte, certaines respirations sont permises.
Le narrateur, peut-être dans un mouvement de panique, cherche à clarifier et à donner sens à la rencontre avec une femme, survenue un jour où il pensait ne plus pouvoir faire autrement que mettre définitivement fin au flux incessant de ses pensées stériles, mortelles. Il tentait une dernière fois de s'accrocher à une planche de salut, par une ultime confession, en réalité un « défoulement mental et physique », que son ami l'agent immobilier Moritz aurait dû subir sans pouvoir rien faire pour altérer son cours, si des clients n'avaient pas opportunément fait leur apparition . Bernhard précise bien le caractère pervers de la confession qu'il projette, son impudeur brutale, la violence qu'il s'apprête à exercer contre le courtois Moritz. Ce discours ne saurait représenter une issue à la dépression, et le lecteur ne peut pas ne pas le ressentir et, moins bonne pâte peut-être que l'agent immobilier, il pourrait être étouffé par les ressources de malheur que portent chaque parcelle de phrase, ou s'agacer de ces incessants mouvements giratoires.
La Persane, il le découvre rapidement, est dans le même état que notre narrateur, plongée dans un désespoir tout aussi absolu, alors qu'elle et son compagnon, le Suisse, s'apprêtent à s'installer dans cette région, cette contrée d'Autriche ; le Suisse leur a trouvé un tombeau (il construit des centrales nucléaires et a bâti leur maison sur le même modèle) pour finir leur vie. Nos deux personnages en viennent à espérer, découvrant qu'ils partagent aussi le même amour pour les œuvres de l'esprit, et en particulier pour Schumann et Schopenhauer, qu'ils pourraient s'aider l'un l'autre à sortir de leur isolement respectif. La rencontre, même tardive, avec l'alter ego peut-il sauver celui, ou celle, atteint de cette maladie, de cette dépression qui rend l'existence impossible ? En l'occurrence, un tel salut pourrait-il advenir dans un pays, en l'occurrence l'Autriche - mais il pourrait tout à fait s'agir d'un autre, par exemple le nôtre - et dans « une contrée » où « on voit rarement des étrangers, et plus rarement encore des Suisses ou ce qu'on appelle des Européens des confins, et à plus forte raison, des extra-européens comme la Persane (…). » Bref, dans une contrée sinistre à tout point de vue, malsaine, où "les indigènes" sont plus près de vous pousser à la mort qu'à vous aider à guérir. Il faut un singulier entêtement à vivre, comme l'a mainte fois affirmé Bernhard dans son oeuvre (en particulier dans Le Souffle), pour ne pas céder aux attaques mortelles des autochtones.
Mais cette fois il ne s'agit pas de jeunes gens, et les deux personnages ont déjà – ce n'est pas le cas de l'adolescent du Souffle, fait face à leur échec, à celui, semble-t-il, de leur existence entière – lui en n'aboutissant pas dans ses recherches scientifiques, elle en étant délaissé par l'homme qu'elle a conduit à la réussite. Peuvent-ils encore espérer un salut, un espoir ? C'est l'enjeu de leur rencontre, et c'est peut-être à cette question que répond le titre. Mais peut-être pas.