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Ne le dites pas aux grands

Par Anne Onyme

neleditespasauxgrandsAlison Lurie
Rivages
253 pages

Résumé:

Winnie l'Ourson n'est pas un ouvrage habituellement considéré comme subversif, pas plus que Les Aventures de Tom Sawyer, Alice au pays des merveilles ou Peter Pan. Néanmoins, si de tels classiques apparemment anodins connaissent un succès durable, c'est en partie parce qu'ils font la satire de la société adulte et de ses conventions. Si les enfants forment une tribu à part, possédant une culture propre, ces ouvrages en sont les textes sacrés. Avec les contes de fées, les comptines et les histoires drôles, ils constituent la littérature clandestine de l'enfance.

Mon commentaire:

Cet essai passionnant s'attarde essentiellement à la littérature enfantine anglo-saxonne, couvrant une large période, mais s'attardant sur la littérature victorienne. Les analyses y sont donc toujours en lien avec cette époque et avec les moeurs couramment acceptés, même si les oeuvres présentées vont aussi au-delà de cette période, jusqu'en 1975. Le livre nous parle d'auteurs différents, en accompagnant chaque chapitre d'une petite biographie ponctuée d'extraits d'oeuvre ou de notes. Certains auteurs ont aujourd'hui sombré dans l'oubli. Leurs oeuvres n'ont pas traversé le temps. Elles étaient soit beaucoup trop moralisatrices, de piètre qualité, ou alors essentiellement alimentaires. D'autres auteurs ont réussis à sortir de l'anonymat tout en voyant leurs oeuvres presque dénaturées au fil des années. C'est le cas de Winnie l'ourson de A.A. Milne (dont peu de gens se souviennent de l'apparence originale de l'ours - qui était une ourse - et la véritable histoire de sa création - la vraie Winnie, appelée en fait Winnipeg, est d'origine canadienne). C'est aussi le cas de Peter Pan et d'Alice aux pays des merveilles, dont on a adapté l'oeuvre initiale au temps et aux valeurs d'aujourd'hui, tout en édulcorant le personnage. Il y a aussi des auteurs, en avance sur leur temps, qui sont encore lus aujourd'hui: Beatrix Potter et son Pierre Lapin, Frances Hodgon Burnett et sa Petite princesse ou son Jardin Secret.

En lisant cet essai on constate que la littérature enfantine se classe en quelque sorte en deux types: la littérature enfantine trop parfaite et ennuyante, qui met en scène des petits enfants modèles, des adultes autoritaires et une morale se voulant édifiante. La majorité des autres oeuvres qui n'entrent pas dans cette catégorie se retrouvent dans la littérature subversive. Une littérature où les enfants se salissent, transgressent les lois établies, s'amusent beaucoup, vivent des aventures et remettent en question l'ordre établi par les adultes. Plusieurs de ces livres ont reçu un accueil assez froid à leur parution. Bousculer les valeurs et l'éducation est loin d'être socialement acceptable. Edith Nesbit, avec la parution d'une série de livres subversifs pour enfants, en est un bon excemple. Elle met en scène les deux extrêmes du livre pour enfants dans une scène qui paraît tout à fait inoffensive aujourd'hui, mais qui avait de quoi choquer les esprits d'adultes bien pensants de l'époque:

"[Mathilda qui refuse de visiter sa tante, explique pourquoi] On la questionnerait sur son travail scolaire, sur ses notes, on lui demanderait si elle a été sage. Je ne m'explique pas pourquoi les grandes personnes ne voient pas le côté impertinent de ces questions. Supposez que vous répondiez: Je suis la meilleure de ma classe, tata, merci. Et maintenant, parlons un peu de toi. Ma chère tante, combien d'argent possèdes-tu, as-tu encore sermonné tes domestiques, où t'es-tu efforcée d'être gentille et patiente comme il convient de la part d'une tante bien élevée, dis-moi un peu ma chère?" p.122

Les livres pour enfants véhiculent souvent des propos qui ne sont pas clairement acceptés dans la société. C'est étrange que des livres pour enfants, se permettent de la fantaisie et des éclats, alors que ces deux excès ne sont pas couramment admis dans l'univers des adultes. Heureusement qu'il en est ainsi! C'est aussi ce qui fait souvent le succès commercial d'un livre ou qui, au contraire, attire les foudres. Plusieurs auteurs utilisent la théosophie, la psychologie et l'écologie dans leurs livres. Certains sont aussi en avancent sur leurs époques et font office de devins, en prédisant par exemple, ce que deviendra le monde, ou en créant un univers qui n'est pas encore d'actualité aujourd'hui.

Au XVIIIe et au XIXe siècle, plusieurs sommités du monde de l'enfance et de l'éducation voient dans les contes de fées et les livres pour enfants l'enseignement de la violence et de l'immoralité. Le désir de s'élever au-dessus de sa condition (les petits enfants pauvres deviennent riches, les jeunes filles sans le sou épousent des Princes avec de grandes fortunes, etc) n'est pas bien vu. Les contes de fées ont souvent une avance du point de vue social sur le reste du monde. Ce qui n'est pas acceptable dans la vie réelle, du moins selon les moeurs de l'époque (une femme qui travaille, qui a de l'ambition ou qui fait de l'exercice physique n'est pas bien vue) est tout à fait présent dans les livres dits "subversifs" pour la jeunesse.

L'essai aborde aussi le goût du fantastique chez les adolescents et la présence de lectures classiques comme ceux de Tolkien ou de Stevenson. Winnie l'ourson, par exemple, est populaire aujourd'hui même chez les adultes, qui même s'ils n'ont pas lu les livres originaux, connaissent le personnage et portent souvent toutes sortes d'objets à son effigie.

La majorité des textes qui composent cet essai sont captivants, que l'auteur nous parle d'auteurs toujours bien connus aujourd'hui ou non. Les petites biographies des auteurs sont remplies d'anecdotes intéressantes. Kate Greenaway par exemple, a entretenu une relation très étrange avec John Ruskin. Ce qui la motivait à dessiner des fillettes bien belles et bien sages est assez étonnant.

Beaucoup d'oeuvres sont analysées selon les motivations ou la vie de leur auteur. Plusieurs d'entre eux ont vécu des enfances malheureuses, difficiles ou ont subies des pertes pénibles. Leurs vies ne sont pas toujours un chemin de croix, mais elles sont suffisamment remplies d'événements malheureux pour forcer l'imagination des auteurs et le goût de prolonger l'enfance encore un peu. Certains comme James M. Barrie et Ford Madox Ford perdent en quelque sorte leurs illusions lorsque le public à qui s'adressent en premier lieu leurs livres - souvent leurs enfants ou les enfants dont ils s'occupent - grandissent et délaissent les univers qui ont été créés pour eux.

Ne le dites pas aux grands est un intéressant essai, très abordable, sur la littérature enfantine, essentiellement anglo-saxonne. Le livre parle d'auteurs variés, de toutes les époques, mais se concentre sur l'époque victorienne, où beaucoup de choses ont changées. La seule chose qui m'attriste, c'est que certains auteurs ne sont pas traduits en français alors que d'autres, ne sont connus aujourd'hui qu'à cause des adaptations édulcorées qui ont popularisé les personnages. Les livres originaux (les Winnie l'ourson par exemple, ceux de A.A. Milne et non pas ceux de Disney) sont difficiles à trouver.

Ne le dites pas aux grands est bien écrit, facile à lire. La construction par chapitres traitant d'auteurs différents et de genre m'a beaucoup plu. Une très belle découverte, qui me conforte dans mon goût pour la littérature jeunesse et mon plaisir d'en lire régulièrement.

Un extrait:

"Les livres d'enfants sont depuis longtemps la brebis galeuse de la littérature dite sérieuse; tout comme les romans policiers et les westerns, c'est essentiellement l'affaire de spécialistes, de folkloristes ou de sentimentaux souffrant de la nostalgie du passé. Dans les bibliothèques, ces ouvrages sont rassemblés dans une pièce séparée ou mis en quarantaine sur des rayons portant la rubrique: Divers." p.205

"Trop souvent, en laissant derrière nous la culture tribale de l'enfance, avec ses récits et ses poèmes volontiers subversifs, nous perdons tout à fait ces joies instinctives: l'imagination créatrice, l'émotion spontanée, la libre expression et le pouvoir de percevoir notre monde comme un monde merveilleux." p.231


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