Le Cubain Enrique Serpa est surtout connu comme journaliste, un métier qu'il occupa alors que son pays était dirigé d'une main de fer par le dictateur Fulgencio Batista. C'est d'ailleurs sous le règne sans partage de ce dernier qu'il sera envoyé à Paris en 1952 où il exerça, sept ans durant, le métier de conseiller culturel. Serpa vécut donc les soubresauts de l'histoire cubaine et l'arrivée au pouvoir des castristes à des milliers de kilomètres de la Havane. Il rentra dans sa patrie une fois la révolution installée et y mourut sans que les nouvelles autorités ne s'émeuvent outre-mesure de sa disparition.
Publié dans son édition originale en 1938, Contrebande est pour la première fois traduit en français. Le livre a pour narrateur le propriétaire d'une goélette en proie à des difficultés financières et qui ne trouve pas d'autre solution, pour s'en sortir, que de faire du commerce illégal d'alcool. C'est le capitaine de l'embarcation, un dénommé Requin, qui va le conduire dans cette voie : « Le patron de la Buena Ventura, quant à lui, était mon contraire absolu, au moral et au physique. Il semblait avoir été taillé dans un bloc de cuivre pour incarner l'image du laisser-aller. » -.
Ce passage progressif au statut de hors-la-loi n'est jamais totalement assumé par le narrateur qui ne cesse de s'interroger sur la justesse de ses actes. Il juge, évalue chaque situation tandis que les autres membres d'équipage, davantage dans l'action, ne peuvent s'offrir le luxe d'un tel questionnement. Par contraste avec les autres personnages du livre, l'armateur apparaît davantage comme un bourgeois en quête d'aventures et de sensations fortes. Ainsi, lorsque, après une nuit passée avec une prostituée, il se demande s'il n'a pas attrapé la syphilis et imagine la confrontation avec son médecin. Ou quand il doute de la poursuite d'une telle entreprise parce qu'il n'a pas trouvé, lors du premier rendez-vous, Bourton, l'Américain qui lui passe commande de bouteilles de rhum.
Le narrateur apparaît donc dans toute son indécision et parfois sa naïveté, en particulier quand il finit par comprendre qu'Hernández le roule lorsqu'il propose de lui racheter ses bateaux. Candeur également lorsqu'il voit réapparaître sur la goélette Pepe Martel pourtant porté disparu depuis le meurtre de sa femme. Dans ce roman psychologique mettant en scène des hommes socialement différents - « Ces hommes (les éboueurs des mers) étaient d'un niveau social inférieur encore à celui des pêcheurs, y compris de ceux de la Punta, les plus défavorisés de la profession. Quand ils parlaient d'eux, les pêcheurs levaient légèrement le menton et plissaient le nez avec une expression méprisante, et les traitaient d'éboueurs. En fait, ces hommes n'étaient eux-mêmes que de l'ordure. Des déchets humains. » -, plongés dans le Cuba d'avant la révolution communiste - « Avec les communistes, il se peut qu'on mange et qu'on vive comme des êtres humains, vous pigez ? Après tout, il n'y a ni communisme, ni anarchisme, ni rien de tout ça, y a des hommes qui mangent et des hommes qui mangent pas, et ceux qui mangent pas sont la majorité » -, Enrique Serpa offre ici à voir, à entendre et à sentir, un peu comme le faisait un autre journaliste-écrivain, Albert Londres, lorsqu'il cherchait à capter un maximum de détails pour rendre compte du brouhaha de la vie. Mais contrairement à son confrère français, Serpa est davantage spectateur qu'acteur. A la confrontation directe avec le monde, ce dernier opte pour une certaine distance.
C'est peut-être cette limite qu'avait senti Ernest Hemingway - à qui est dédié Contrebande - : «Tu as écrit l’un des meilleurs romans d’Amérique latine. Pourquoi n’arrêtes-tu pas le journalisme ?». Enrique Serpa ne donna pas raison à son ami. Il attendit treize années avant de publier à nouveau. Noche de fiesta, paru en 1951, est un recueil de nouvelles. Cinq ans plus tard, en 1956 donc, ce fut La trampa, deuxième et dernier roman.
Chronique pour le Centre National du Livre