Bien qu'étant, comme vous pouvez le voir, assez amateur de sport, je me réjouis, non pas de cette succession de défaites, mais de ce qu'au moins, les Français n'auront plus d'excuses pour ne pas voir l'état de la France en face. En 1998, quand le triomphe des Barthez, Blanc, Desailly, Deschamps, Djorkaeff, Lizarazu, Petit, Thuram, Zidane, etc. avait fait parler d'une France "black-blanc-beur" -sans essayer d'imaginer comment, un jour, ces trois composantes de la population française pourraient se métisser pour n'en former plus qu'une-, l'euphorie, voire l'ivresse qui s'était emparée du peuple français durant l'été et au-delà, si elle témoignait de la vivacité et de l'étendue du sentiment national en France, n'en a pas moins occulté aux Français la crise profonde, sérieuse et multiforme que traverse leur pays depuis trente ans au moins.
Crise qui se manifeste à la fois par l'impasse de l'action politique, le décalage entre le discours des médias et les aspirations de l'opinion publique, le déclin de l'institution scolaire, la perte d'influence de la France dans le monde, l'échec du modèle d'intégration français, la brutale désindustrialisation de la France, les menaces qui pèsent sur la survie de la langue française, la relative stérilité de la littérature et du cinéma français -sans parler de l'art contemporain-, la fuite à l'étranger des cerveaux et des talents, l'opposition farouche des syndicats et d'une bonne partie de la gauche à la modernité, le chômage de masse des jeunes, etc.
J'arrête là cet inventaire, car continuer cette énumération relèverait de la délectation morose... mais cette liste -non-exhaustive- regroupe des problèmes bien réels qui ne pourront donc pas être occultés à nouveau par une victoire française.
Le sport semble d'ailleurs être le lieu de l'illusion de puissance par excellence. L'Italie, "the real sick man of Europe" (le vrai homme malade de l'Europe, en référence à l'Empire ottoman qui était qualifié ainsi par les diplomates européens au XIXe siècle) selon The Economist, avait beau jeu, durant l'été 2006, de célébrer la victoire contre sa "soeur latine" qu'elle aime et déteste à la fois, aux chants de "Si, Campioni del mondo !. Sa situation est encore pire que celle de la France, puisqu'à tous les problèmes évoqués plus haut, il faut ajouter celui de l'inertie démographique, qui n'est pas franchement le signe de la vitalité d'un pays.
De la même manière, l'Afrique du Sud, championne du monde surprise d'un Mondial aux favoris (Australie et Nouvelle-Zélande) défaillants, ne pourra pas, comme en 1995 où Nelson Mandela avait pu remettre, à Johannesburg, le trophée Ellis à son équipe, oublier que le sport n'est pas tout : la séparation ethnique initiée par l'apartheid est loin d'y avoir disparu, et de toute façon, le pays, majoritairement noir, ne saurait se reconnaître tout à fait dans un sport encore dominé par les élites blanches. Si le sport peut avoir quelques effets positifs sur le moral d'un peuple, il ne saurait, c'est une évidence, se substituer aux réformes nécessaires qui, elles, se situent sur le seul terrain politique. Maintenant que la France du sport est tout à fait vaincue, il ne reste donc plus, à présent, qu'à voir enfin les choses en face.
Roman B.