Entretien avec le professeur Viviane Kovess Masfety.
Monday 26 October 2009Partager sur:
Une polémique est née ces derniers jours après les affirmations de René Padieu, président de la commission de déontologie de la société française de statistique selon lequel il n'y avait pas de «vague de suicides» au sein du personnel de France Télécom. Dans cette entreprise de 100.000 personnes, 23 suicides en 20 mois dont la grande majorité concerne des fonctionnaires hommes, de plus de 50 ans et techniciens ont été recensés. Entretien avec le professeur Viviane Kovess Masfety (directrice EA 4069 ; épidémiologie, évaluation, politiques de santé), de l'Ecole des Hautes études en santé publique.
Les méthodes statistiques permettent-elle ou non de conclure ici à une augmentation du taux de suicides? Si oui de quelles manières? Si non, pourquoi? Quelles sont ici les difficultés, les limites? Que peut-on ou non conclure?
Viviane Kovess Masfety: René Padieu n'est pas le seul à penser que le taux n'est pas particulièrement élevé. La plupart des personnes qui sont habituées à travailler sur les statistiques de suicide le savent; il est ce qu'on appelle le taux «attendu» mais il est bien difficile de dire cela sans être considéré de ce fait comme un ennemi des salariés de l'entreprise faisant le jeu de la direction. Même si en fait cette interprétation des statistiques ne signifie en rien un cautionnement du sort qui est fait à ces salariés et la façon dont ils sont traités. On a donc du mal à communiquer sur un tel chiffre sans être happé par la polémique, quand justement il faudrait calmer le jeu et trouver des portes de sortie par le haut à la situation actuelle.
En revanche, il est vrai que l'on ne peut avoir une grande précision et ce pour plusieurs raisons. D'une part parce que (fort heureusement) le suicide est un phénomène rare: 16/100.000 personnes par an. De ce fait, les variations du taux à l'échelle d'une sous population limitée comme celle de France Télécom (ou d'un territoire géographique) ne peuvent se concevoir qu'en «lissant», c'est à dire en considérant les données disponibles sur plusieurs années, puisqu'un ou deux cas de plus ou de moins peuvent faire grimper ou baisser artificiellement les taux, sans correspondre à une tendance. D'autre part, ces taux sont différents pour les hommes (25/100.000 ) et les femmes (8,5/100.000). Ils sont différents également en fonction de l'âge ou suivant l'âge: 27/100.000 pour les plus de 65 ans et jusqu'à 50/100.000 pour les hommes de 65 ans et plus et suivant qu'on prend la population «active» 20-60 ans puisque on ne suicide pas avant l'âge de 14/15 ans.
Le type d'activité professionnelle peut-il être un facteur déclenchant?
La question du suicide par type de profession a été largement étudiée (lien avec « N'importe qui peut il péter un câble ? de Viviane Kovess Masfety, Editions Odile Jacob, 2008). Il ne faut cependant pas oublier que les personnes qui se suicident le plus sont celles qui n'ont pas d'emploi; en partie parce que les personnes souffrant de maladies mentales ont du mal à avoir accès à un emploi et que les autopsies psychologiques démontrent qu'on trouve une pathologie mentale sévère avérée dans 90% des cas de suicide et sous jacente dans les 10% restant. Les taux sont très élevés, là aussi en partie car il s'agit d'une population à risque, pour les personnes emprisonnées. D'abord parce qu'on compte de plus en plus de malades mentaux dans les prisons ainsi qu'un taux élevé de personnes ayant des troubles d'usage de substances et des troubles du comportement ; ensuite parce que l'emprisonnement est la plupart du temps un événement marquant et très dévalorisant. Auquel s'ajoutent les conditions d'emprisonnement largement décriées; d'où la nécessité d'avoir une politique de prévention particulièrement active dans ce contexte.
Parmi ceux qui ont une profession, ce sont les médecins (surtout les femmes) qui sont les plus exposés au risque de suicide, suivie par les infirmières et les vétérinaires. Parmi les médecins, les anesthésistes et les psychiatres ont les risques les plus élevés. Après les médecins viennent les agriculteurs et agricultrices.
Selon l'étude dite «COSMOP» de l'Institut de veille sanitaire qui assure un suivi de la mortalité par profession, il existerait une surmortalité par suicide pour les agriculteurs (hommes et femmes) ainsi que chez les employés du secteur de la production de minerais et de matériaux de construction ainsi qu'une sous mortalité par suicide chez les enseignants. La mortalité par suicide dans le secteur «télécommunications et poste» est celle de la population générale française: on ne s'attend donc pas à ce qu'elle soit plus basse. Mais cette étude présente plusieurs biais méthodologiques, notamment par l'absence de connaissance de la consommation de tabac et d'alcool qui sont des facteurs très importants de déterminants de la mortalité et sont eux mêmes liés à la profession.
A partir des données dont nous disposons, on ne peut conclure qu'il n'y aurait pas un taux plus élevé de suicide chez France Télécom que dans la population correspondante française.
Peut-on selon vous, comme vient de le faire Christian Charpy, directeur général de Pôle Emploi, parler de « syndrome France Télécom » (pour dire que ce syndrome n'existe pas à Pôle Emploi...)
Il est difficile de parler d'un «syndrome France Télécom» dans la mesure où le taux n'est pas plus élevé que celui qu'on attend. Cependant, il existe une littérature scientifique importante concernant l'influence des médias sur le suicide; que ce soit parce qu'une personne célèbre se suicide ou qu'on en parle beaucoup sous une forme sensationnelle comme c'est le cas des suicides sur le lieu de travail en ce moment. Alors oui de ce point de vue, on peut parler d'un «syndrome France Télécom» puisqu'on en parle tous les jours et que c'est devenu un objet de polémique.
Selon le psychiatre Christophe Dejours, le questionnaire sur la souffrance au travail adressé aux salariés de France Télécom (auquel 25.000 personnes ont d'ores et déjà répondu ne sert «strictement à rien»? Partagez-vous ce point de vue?
Il est très difficile de répondre à cette question sans connaître le contexte dans cette entreprise, le questionnaire en question et de quelle manière il sera exploité. Christophe Dejours connaît cela mieux que moi. Il faudrait clarifier ce qu'on appelle «servir à quelque chose». S'agit-il de faire baisser le taux de suicide, des tentatives de suicide, de faire que les personnes se suicident ailleurs que dans leur entreprise ou que les médias arrêtent de s'en occuper ou encore que les personnes se sentent mieux, moins menacées?
Existe-t-il des exemples de prévention dans ce domaine?
A ma connaissance, le seul programme documenté qui ait fait baisser un taux de suicide est le programme de l'Ile de Gotland (Suède). Ce dernier est basé sur la formation des généralistes à reconnaître et à traiter la dépression qui est en cause dans plus de la moitié des suicides ainsi que leur capacité à gérer les problèmes avec l'alcool et leur capacité à bien évaluer les tendances suicidaires. Ce programme a depuis été utilisé dans plusieurs pays et fait partie des recommandations de l'OMS dans la prévention du suicide. L'envoi d'un questionnaire ne rentre pas dans cette ligne. Par contre, un élément essentiel est l'estime de soi et l'impression qu'ont les personnes d'être respectées. On peut gérer très différemment les stress de la vie professionnelle du personnel en tant qu'employeur et gestionnaire de ressources humaines. Je ne suis pas convaincue que le stress soit un problème, du moins dans le contexte du suicide. En revanche, la perte de l'estime de soi et l'impression de perdre la face ou d'être humilié et considéré comme «moins que rien» sont des facteurs de risque de la dépression et, par là même, du suicide. Donc toute action qui redonne de la considération aux personnes et leur donne l'impression d'être respectée est positive même si on continue à demander des efforts de mobilité, de reconversion et de cadences à augmenter; c'est d'autre chose dont il s'agit. Le fait de se sentir piégé est aussi un facteur de risque de la dépression donc du suicide, il devient donc très important d'ouvrir des possibilités de reconversion crédibles et d'amener les personnes à envisager des portes de sortie acceptables.
La littérature spécialisée décrit-elle des phénomènes similaires à celui que l'on observe aujourd'hui chez France Télécom en France ou à l'étranger? Existe-t-il des facteurs explicatifs communs? Plus généralement existe-t-il des facteurs de risque bien identifiés dans les liens entre travail, maladie mentale et suicide ou, plus généralement, entre environnement et suicide?
J'ai effectué récemment une recherche sur «travail et suicide» et sur «évènements de vie et suicide». Le travail et les conditions de travail ne sont pas considérés comme ayant un impact significatif.
Outre le fait que le suicide concerne les personnes ayant des troubles psychiatriques, les événements qui ont été trouvés comme semblant avoir un impact sont les événements concernant la famille: les enfants, la séparation d'avec une personne importante affectivement et les événements concernant la santé; la sienne ou celle d'un proche. Il y a aussi des facteurs génétiques, des troubles neurobiologiques, des événements traumatiques dans l'enfance, tout particulièrement les abus sexuels. Dans tous les cas, on est loin des conditions de travail alors qu'ils faisaient explicitement partie des événements proposés.
A l'inverse existe-t-il des facteurs «protecteurs»? Peut-on selon vous redouter qu'il existe une forme de «contagiosité» de ce phénomène au sein de l'entreprise voire vers d'autres entreprises?
Les actions préconisées pour diminuer le suicide sont les actions sur les moyens utilisés: couvrir les ponts et les points en hauteur, protéger certaines zones de transports en commun (comme les métros urbains et tout particulièrement la ligne 14 à Paris) et contrôler l'usage des armes à feu pour citer quelques exemples. Et puis vient la formation des médecins généralistes pour ce qui est de tous les facteurs de risques connus (dépression, mésusage de l'alcool etc). Il y a aussi des actions possibles vis à vis des médias; en particulier sur la façon dont elles couvrent ce type d'événement. Une vague de suicide dans le métro de Vienne aurait été enrayée quand les médias auraient accepté de ne plus en parler. Dans certains pays, des chartes de bonne conduite sont proposées aux médias sur la manière de couvrir ces événements ainsi que l'image qu'ils véhiculent des malades mentaux et la violence. Donc oui, la contagiosité existe; ce phénomène est documenté et il peut être prévenue.
Selon un récent sondage, un Français sur dix a déjà pensé à se suicider; 3% à cause de difficultés professionnelles. Et 73% des sondés pensent que les cas récents de suicides de salariés montrent que la vie au travail est plus difficile qu'avant...
Les idées suicidaires sont relativement banales: d'après une étude récente faite en France dans quatre régions, 17,7% des personnes avaient pensé au moins une fois dans leur vie au suicide; une autre étude faite sur un échantillon France entière montrait des taux de 12,2 (7,7 pour les hommes et 16,2 pour les femmes)... Le sondage BVA colle tout à fait avec ces chiffres. Dans ces mêmes études, entre 4,8% et 3,7 % des personnes avaient fait une tentative au cours de leur vie (5% des femmes et 1% des hommes).
La question du «à cause de» est très compliquée. Ce n'est parce qu'une personne se suicide sur son lieu de travail ou qu'elle laisse une lettre mettant en cause le travail qu'elle se suicide «à cause du travail». La causalité dans le cadre de la santé mentale est très difficile à établir parce que les choses sont complexes et les facteurs multiples. L'autopsie psychologique est une technique qui permet de faire la part des choses entre une pathologie psychiatrique sous jacente pas forcément connue par le médecin du travail ni repérée par l'entourage, des éléments de vie personnelle et ce qui se passe au travail.
Le monde du travail est-il à vos yeux plus «suicidogène» aujourd'hui qu'il ne l'était dans le passé?
Bien difficile à dire. D'une part parce que le taux de suicide a constamment baissé ces dernières années en partie parce que la consommation d'alcool a baissé et que la dépression est mieux prise en charge mais aussi parce que les soins se sont améliorés (transport, réanimation) et que des efforts ont été faits en matière de prévention.
Il nous faudrait des enquêtes antérieures sur des échantillons comparables avec des méthodes identiques y compris les taux de réponse et à ma connaissance cela n'existe pas.
En tout cas il est difficile de conclure des suicides à France Télécom que le monde du travail est plus ou moins «suicidogène». Le suicide est un phénomène qui frappe les esprits mais obéit à des lois bien plus compliquées que la quantité de stress: le suicide diminue en période de guerre où les personnes sont très stressées, a augmenté dans les deux pays d'Europe dont l'économie se portait le mieux: Irlande et au Luxembourg, est très bas en Suède et très élevé en Finlande qui sont sous les mêmes conditions climatiques donc cette relation simple ne peut être faite. Ce qui est certain est que dans une entreprise où les personnes sont en grande détresse, le suicide d'un employé est considéré par chacun comme quelque chose qui les concerne personnellement et de ce fait on peut comprendre le lien qui se fait entre ce suicide et les conditions de travail et le climat dans l'entreprise.
Propos recueillis par Jean-Yves Nau