Prolétaire, c’est pour ton bien que le travail est rendu obligatoire, que les usines ont été inventées, que le patron te donne des ordres au boulot en te gueulant dessus, que les trains de banlieues avec leurs contrôleurs ont été mis en place ; c’est pour ton bien que les heures supplémentaires existent, et que les syndicats parlent en ton nom pour négocier dans ton dos le prix de l’universel bonheur dans l’esclavage salarié ; c’est pour ton bien que l’argent existe, car sans argent, penses-tu, avec quoi te payeraient les patrons ? C’est pour ton bien qu’il faut te sacrifier corps et âme à l’économie du pays, au Dieu Capital.
Citoyen, c’est pour ton bien qu’il faut voter et élire tes maîtres, qui organisent ce meilleur des mondes possibles ; c’est pour ton bien qu’on te sonde et te questionne, et c’est pour ta protection que les flics patrouillent jour et nuit, pour ta sécurité ; que tu peux te constituer en milice de citoyens volontaires pour chasser l’Ennemi Intérieur dans les rues, et ainsi compléter le bien que te font vidéosurveillance, puces RFID et fichiers.
Jeune, c’est pour ton bien qu’il ne faut pas traîner dans les rues la journée, qu’il ne faut pas traîner dans les rues le soir ni la nuit, qu’il ne faut pas que tu fumes, qu’il ne faut pas que tu boives, qu’il ne faut pas que tu baises ni que tu penses ; c’est pour ton bien qu’il faut renoncer enfin à tes utopies stupides et inutiles, et apprendre ce qu’est la Raison ; que l’on construit des terrains de foot au pieds de tes tours HLM, car le sport ça éduque. C’est pour ton bien que l’on place vigiles et anti-vols devant les magasins, car il vaut mieux que tu crèves la dalle avec ton SMIC plutôt que tu deviennes malhonnête. C’est pour ton bien qu’on te formate, te conseille, qu’on te réprime et qu’on t’oriente, qu’on t’insert et te réinsert à vil prix, qu’on t’apprivoise.
Vieillard, c’est pour ton bien qu’on recule l’âge de la retraite, sans quoi tu t’ennuierais à attendre la mort en prenant le temps de vivre ; c’est pour ton bien que les médicaments ne sont plus remboursés, car sinon tu prendrais l’habitude de tomber malade, et puis il faut bien dépenser les fruits de ton travail d’octogénaire. Et comme tu seras ensuite bien fatigué, c’est pour ton bien que les maisons de retraite t’accueilleront et te garderont à l’écart, bien à l’écart.
Migrant clandestin, c’est pour ton bien qu’on te rafle, qu’on te maintient en garde-à-vue, puis dans de jolis centres fermés ; comme le capitalisme ne peut pas accueillir toute la misère du monde qu’il a créée, c’est pour ton bien qu’il t’expulse comme il t’exploite et te « rapatrie », de crainte que, apatride, tu oublies les vertus de l’enracinement, de l’identité et du patriotisme ; c’est pour ton bien que les centres de rétention où l’en t’enferme sont entourés de fils de barbelés car l’évasion est dangereuse, tout comme la liberté en général. C’est pour ton bien que ces centres sont construits par tes compères sans-papiers, car qui mieux qu’un de tes camarades peut savoir comment les fabriquer pour ton confort ? C’est pour ton bien que l’on te tabasse et te tire dessus des deux côtés des frontières, pour te rappeler qu’il y a encore pire : les passeurs, et que tu aurais de toute façon mieux fait de rester « chez toi ». C’est pour rendre ta prison plus douce et plus agréable que la Cimade et la Croix Rouge la co-gèrent, c’est pour ton bien.
Populations bombardées, foutues dans des camps, otages des guerres étatiques, c’est pour votre bien qu’on rase vos maisons, que le Pouvoir vous prend comme chair à canon, que vous êtes les « pertes collatérales » ; comme c’est par la trique qu’on apprend le bien-être, c’est par les bombes, le napalm, les mines et la mort qu’on apprend ce que sont la Démocratie et le Progrès. Et puis c’est bien connu, le beau temps vient toujours après la tempête.
Prisonnier, c’est pour ton bien que les syndicats de mâtons demandent un renforcement des effectifs et des murs plus épais, la construction de nouvelles taules, car il n’y en a pas assez comme ça, c’est évident. C’est pour ton bien que les ERIS interviennent, car la prison c’est si violent, il faut bien faire cesser les bagarres entre détenus… C’est pour ton bien qu’on te colle la perpétuité car dehors tu serais dangereux pour toi-même, et qu’on te colle aux chevilles un bracelet électronique car, n’est-ce pas, pour mieux reprendre goût à la liberté, rien ne vaut une bonne vieille laisse.
Pauvres, c’est pour votre bien qu’on vous apporte la Kulture sur un plateau et l’Art près de chez vous, comme avant-garde de la pacification sociale, comme preuve d’une entente possible autour de la soi-disant création, pour vous prouver que l’ascension sociale est possible, avec un peu de bonne volonté et d’imagination. Et puisque avec un peu de peinture on s’en met plein les poches, si vous ne vous sortez pas de votre misère, c’est bien votre faute.
Il paraît que c’est pour notre bien que ce monde de merde doit continuer comme il est, que c’est pour notre bien qu’il faut laisser la liberté dans un tiroir comme on oublie une mauvaise plaisanterie.
Il paraît que c’est pour notre bien que tout doit rester en place : l’argent qu’on a ou qui nous manque, les patrons qui ont la bonté de nous « offrir du travail », les keufs, les chefs d’Etat et ceux qui rêvent de prendre leur place, les banques, les centrales nucléaires et leurs déchets dans chaque parcelle de terre, les lignes haute et très- haute tension, les autoroutes et la bagnole pour aller plus vite des vacances au taff, les caméras à chaque putain de coin de rue, les tranquillisants absorbés en masse pour tenir, les militaires et leurs armes si évoluées, l’industrie même si c’est une fabrique à esclaves, à cancers et à mutilations, la marchandise même si elle nous écrase et nous bouffe la vie ; la famille, et la religion qui nous dressent comme du bétail humain, la biométrie et le contrôle oppressant, la médecine et la dépendance qu’elle implique, la prison et sa soumission, les écoles et leur domestication, les élections et leurs illusions, les machines qui font des machines et qui nous façonnent à leur image, les usines qui sont une des prisons « du dehors », cette société et sa fausse joie, la politique et sa vraie misère, l’autorité comme référence rassurante quand tout tend vers un approfondissement du nihilisme ambiant.
Nous crachons sur ce paternalisme qui sera toujours aussi puant que bienveillant, qui nous offre autant de promesses de confort matériel que de coups de matraque dans les côtes. Il n’y a qu’un vaste mensonge déconcertant pour nous faire croire que la servitude c’est le bonheur, que l’autorité permet la liberté, que la peur est source de création, que la domestication et l’exploitation généralisées ouvrent la voie à l’émancipation.
Quand nous renvoyons à la gueule du Pouvoir une partie de la violence qu’il n’est pas parvenu à nous enlever, il se souvient que ce n’est pas pour son bien que nous nous révoltons, mais pour sa disparition totale et définitive.
Casse-Noisette
Extrait de Non Fides N°IV