Le monde, à cette époque, avait la forme l’étendue la saveur du pré qui jouxtait sa maison et son jardin. Elle y pénétrait par une trouée secrète dans la haie de lilas, cœur battant à chaque passage dans le silence des feuillages et l’entremêlement des racines. Si proche qu’il fût du jardin familier où son père allait et venait, de la fenêtre où se dessinait par instant la silhouette de sa mère, le pré cachait dans ses replis d’imprévisibles ailleurs.
•
Était-ce une visite ? un appel ? ou la simple persistance du souvenir ? Elle s’interrogeait sur l’érosion que subissent les absents. Continuent-ils d’exister tant que des fragments d’eux-mêmes habitent les vivants ? Tant que quelqu’un entretient, pareille à une minuscule flamme, la particularité de leur être sous forme de souvenirs, de visions ?
•
Joë Bousquet, survenu sous la forme d’un livre, Lettres à Poisson d’Or, s’est immiscé en moi dans la grande tradition de mes envahisseurs. Je « vois » sa chambre, son lit, son corps maigre et blanc sans cesse allongé, son visage creusé, je vois la lampe de chevet, la lumière qui fait cercle, je sens presque l’odeur de la pièce aux volets clos…mon avidité est grande de manger mon envahisseur, de l’absorber, de me l’incorporer ? Qui suis-je ? Une terre d’accueil passagère, un lieu de transit, et je tente de vivre en arrachant quelque chose d’essentiel à mes visiteurs-occupants.
•
Laisser couler la source profonde, là où les mots sortent de terre, modestes et pourtant irrépressibles. Les mots au goût de racines pourrissantes, de jus d’herbes, au goût d’enfance et d’yeux écarquillés. Laisser monter la jouissance de vivre.
Boire sans tristesse l’eau amère des ferveurs retombées.•
Bleus indescriptibles des hampes fleuries du delphinium. Bleu des lins, bleu des nigelles de Damas et quelques bleus presque violets des lupins. Cette gamme de bleus d’une si large palette me captive au point que je la scrute cent fois le jour. Peut-être est-ce avec les delphiniums que l’enchantement est à son comble. Certains pétales portent d’étranges traces d’irisation, le bleu prend des reflets métalliques pareils à ceux qu’on voit aux ailes et à la gorge de certains pigeons.
Françoise Ascal, Cendres vives, suivi de Le Carré du ciel, Apogée, 2006, pp. 13, 23, 35, 60, 118
Bio-bibliographie de Françoise Ascal
index
de Poezibao
Revenir à la Une de Poezibao
Sur simple demande à Poezibao, recevez chaque jour l'anthologie permanente dans votre boîte aux lettres électronique