Spécial Prix des Découvreurs : autour de En un seul souffle de Francis Ricard
Dans le cadre de son accompagnement
du prix des Découvreurs, Poezibao
publie ici (et a déjà publié) une série de textes et documents liés aux auteurs
de la sélection 2008*. Il est d'usage de fournir ces ressources pour chacun des
sept
ouvrages sélectionnés
Je publie
aujourd'hui la note que Jean-Pierre Siméon a consacrée à En un seul souffle de
Francis Ricard, suivie d’un texte de l’auteur.
« Faut se méfier des mots qu'on déterre ça peut vous sauter à la gueule» dit Francis Ricard. Son texte en effet est l'explosion d'une colère trop longtemps tenue en dedans, cette sorte de colère muette que nourrit, jour après jour, notre sentiment d'impuissance et d'impatience face au monde comme il va. Il arrive qu'un jour, c'est trop: trop de bêtise, de violence, d'hypocrisie, trop d'espoirs bafoués, trop de vie trahie.
Alors, dans une langue soudain brutale, allégée des précautions rhétoriques, surgit « en un seul souffle » une protestation radicale, objection nécessaire à l'absurde obstination des hommes à s'interdire le simple bonheur d'exister ensemble.
Bref et virulent, ce livre est un accumulateur d'énergie.
Jean-Pierre Siméon
La
poésie m'emmerde.
Je n'aime pas la poésie.
J'entends par là toute la jolie poésie,
celle qui croit qu'est poétique ce qui est joli, type poème pour la fête des
mères. Bonne fête Maman.
J'attends d'un poème qu'il me mette K.O.
Le premier vers d'un poème doit mettre en
demeure, imposer silence.
La forme est indissociable du sens,
première même.
C'est la forme qui donne le sens parce que la forme, même invisible, s'adresse
au corps du lecteur/écouteur. D’abord le rythme.
C'est la forme qui le travaille, le met en joie ou en désir, en colère ou en
impatience.
C'est la forme seule qui fait partager ce que tente de dire le poème. Trop de
poèmes démentent ce que le poème prétend dire.
La relation au poème est d'ordre érotique:
le poème me fait quelque chose ou me laisse indifférent. Il suscite mon désir,
voire mon excitation, ou il ne suscite que ma déception. Il se produit en moi
quelque chose ou il ne se produit rien. Mais je ne sais jamais pour quelles
raisons il me charme, pour quelles raisons il me trouble. Ce n'est pas par ce
qu'il dit. Comme lorsque je tombe sous le charme de quelqu'un ce ne sont pas
seulement ses déclarations qui me séduisent, il y a tant de baratineurs! C'est
autre chose. Mais qui peut clairement expliquer comment ce charme agit? Est-ce
son corps? Sa voix? Son parfum? Son sourire? Ses vêtements? Je ne sais que le
lendemain ou le surlendemain ou quelques jours plus tard ou beaucoup plus tard
si je suis tombé en amour. Je ne le sais que si j'y repense. Et si j'y repense
j'ignore ce qui agit en moi, quel philtre s'est inoculé en moi. Je ne sais pas
ce que c'est ni comment ni pourquoi mais ça me fait des trucs géniaux dans la
tête et dans le ventre, c'est bizarre comme ça s'agite un peu partout, on
dirait comme un volcan ou un tremblement de terre, le friselis d'une plume,
presque rien mais tout, comme un baiser à la commissure des lèvres. Alors là je
sais. Je ne sais pas pourquoi et je ne tiens pas forcément à le savoir, mais je
sais. Je sais que j'aime et j'en redemande. Ah si l'autre voulait à nouveau me
parler! C'est plus facile avec les livres, ils sont là, à ma disposition, ils
m'attendent, je peux en jouir quand je veux.
J'aime donc la poésie.
J'aime la poésie quand elle n'est pas une
belle emmerdeuse.
J'aime les poètes qui ne se mettent pas à
l'abri. Ceux qui s'engagent et gagent tout leur être.
Être poète c'est être en permanence en
instance d'expulsion.
J'aime les poèmes et les poètes du réel, de
la vie, de la chair. J'aime les poètes qui ont du souffle, du corps, de la
langue. Ceux qui sortent nus, pas ceux qui se déguisent de langage et n'ont à
montrer que leur garde-robe, leur bibliothèque ou leur cerveau.
"Toute l'écriture est de la
cochonnerie" écrit A. Arnaud.
Entendons par là toute belle écriture, c'est-à-dire celle qui ne met rien en
danger, celle qui ne risque rien. Celle qui reste dans les salons au lieu de
s'avancer au bord des gouffres.
Il n'y a d'écriture que risquée. On le sait
depuis Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Desnos, Ginsberg, Kerouac, Novarina, Pey,
Siméon etc. C'est en cela que le poète est "voleur de feu",
c'est-à-dire qu'il prend le risque de se brûler, de brûler, de nous brûler. La
plupart des autres écrivent dans des bureaux climatisés.
Les poètes que j'aime ne se limitent pas
par ailleurs à l'écriture. Artistes 24 heures sur 24, ils ne se contentent pas
d'écrire. Leur art sort de partout et s'exprime sous de multiples formes: ils
peignent, ils dessinent, ils photographient, ils performent. Ils entretiennent
des relations étroites avec des artistes qui pratiquent d'autres formes d'art.
Ces échanges fructueux les nourrissent les uns les autres. Le poète du dimanche
ne saurait être poète.
Le poète doit être dévoré, ce n'est que
s'il a la fièvre qu'il a des chances d'être contagieux.
Du point de vue poétique l'élève n'a rien à
attendre de l'école. C'est seul qu'il découvrira la poésie qui lui parlera. La
classe ne peut être qu'exceptionnellement ce lieu de la découverte essentielle.
L'école s'est toujours arrêtée au seuil de la modernité et réfugiée derrière
les classiques canonisés. On peut comprendre ses précautions et on ne saurait
lui reprocher d’allumer des incendies de l'esprit qu'elle n'aurait ensuite ni les
moyens de les contenir, ni ceux de les éteindre. L'élève misera donc davantage
sur sa propre curiosité. Sa faim que l'école aura, il faut l'espérer, aiguisée, il ira la rassasier au CDI
(livres, anthologies, internet, sites) ou dans un club de poésie ou dans les
bibliothèques. Il ira écouter des lectures dans des librairies ou des
festivals. Il écoutera des CD de poètes vivants. Il entrera en contact avec eux
par courrier, électronique ou non. Il écrira à son tour. Il se brûlera aux
mots. Il ouvrira grands ses yeux et ses oreilles et, tel un "horrible
travailleur", il deviendra poète à son tour. C'est toute la chance que je
vous souhaite.
Francis Ricard, Toulouse le 10 juillet 2007
*Rappel de la sélection du prix des Découvreurs
Franck
Venaille : Chaos, Mercure de France (note
de Georges Guillain)
William
Cliff : Immense existence, Gallimard, (note
de Tristan Hordé)
Petr Kral :
Pour l’Ange, Obsidiane (note
de Bruno Fern)
Florence
Pazzottu : La Place du sujet, l’Amourier (note
de Georges Guillain)
Tahar
Ben Jelloun : Le Discours du Chameau, Poésie/Gallimard
Francis Ricard : En un seul souffle, Cheyne
André
Velter : L’Amour extrême, Poésie/Gallimard