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Un monde en recherche

Par Fric Frac Club

Un monde en recherche

Au-delà d'essayer de comprendre ce qu'ils font, où ils vivent ou de refaire le portrait de leur pays, certains auteurs espagnols se soucient aussi d'écrire des romans qui tentent de rendre justice au global, encore plus qu'au local. C'est le cas de deux livres de parution plus ou moins récentes : Intente usar otras palabras de Germán Sierra et El fin de la Guerra Fría de Juan Trejo.


Abordons d'abord celui de Sierra dont le titre n'est autre que la version espagnole du « Essayez d'autres mots » que Google affiche lorsque la requête que vous avez faite ne retourne aucun résultat. Comme si, l'univers entier étant contenu dans les moteurs googliens, l'absence de liens ne pouvait provenir que d'une erreur ou d'une imprécision de la part de l'utilisateur. On ne sait pas bien si Carlos Prat, le personnage de Sierra, a un jour été encouragé à essayer d'autres mots mais si c'est le cas, peut-être fut-ce lorsqu'il tenta de trouver des traces du roman que Patricia Cantino, son ex, est supposée être en train d'écrire. Il en serait le personnage principal… Incapable d'attendre plus longtemps, il engage un jeune écrivain impécunieux et le charge d'écrire ce livre que Cantino ne semble pas vouloir finir. Voilà le prétexte d'un Intente usar otras palabras qui permet à Sierra d'observer un monde dont le plus grand désir est précisément d'être observé.


Carlos Prat aime beaucoup se chercher sur google, histoire de voir si et comment on parle de lui. Ne nous cachons pas, nous le faisons tous, plus ou moins régulièrement, n'est-ce pas ? (10200 occurrences de mon nom – entouré de « » -, dont celles concernant un journaliste de 52 ans – ce n'est pas moi – et un stade à Bastia – ce n'est pas en mon honneur.)

(Petite interruption de service : puisqu'il est impossible de comprendre ce roman sans connaître google – ça tombe bien, tout le monde connait google —, puisque c'est un fait établi que beaucoup de journalistes culturels basent leurs papiers sur le résultat de leurs recherches en ligne – quand ils sortent du dossier de presse, ce qui est, il est vrai, assez rare – pour s'assurer de ne pas être véritablement obligés de dire ce qu'ils pensent, eux, de ce qu'ils ont lu, nous avons fait de même, sélectionné quelques « passages pertinents » dont nous nous nourrissons amplement à l'heure d'écrire ceci, sans, bien sûr, mentionner nos sources, étant donné que la pratique officielle du critique établi est de faire comme si le papier avait été écrit sans influence extérieure – et encore moins en piquant une phrase ici, une phrase là.)

Continuons.

La recherche. Qu'elle soit du temps perdu, spirituelle ou de la satisfaction sexuelle, c'est une constante. Des trois nommées, Prat s'est surtout adonné à la dernière. Ces temps-ci, comme on l'a déjà dit, il s'adonne donc à sa forme la plus contemporaine : la googlienne. Elle a un gros avantage : à chaque recherche (ou presque : essayez d'autres mots) sa réponse de manière immédiate. Comme chacun le sait : ce qui n'est pas référencé n'existe pas (ce matin encore, pour une question quelconque, j'ai fait le test google.com : zéro occurrence ou presque, c'est donc une connerie). C'est évidemment une illusion. Google est donc la métaphore de la vie contemporaine (Sierra dixit), et c'est là-dessus que le roman joue (Prat ne trouve pas le roman sur lui de Cantino ; il le fait écrire pour le trouver). Après tout, il y a déjà eu de nombreux romans télévisuels (la société actuelle voit le monde à travers de la télévision, dixit Sierra via Foster Wallace), il est temps de passer (on dira même urgent, en langage citoyen engagé) au monde online (qui, dixit Sierra, n'a rien de virtuel, ou, pour utiliser ses mots, n'est pas séparé du « offline » (on est d'accord)).

Pour permettre à l'écrivain débutant et sans le sou de faire son office, Prat assemble ses souvenirs, repasse différentes phases de sa vie. Se dégage ainsi le portrait d'un fêtard tendance peter pan éternel qui, après des années à la tête d'un bar, parvient à rentrer dans la fonction publique (ce en quoi il ressemble à beaucoup d'espagnols : il y a trois millions de fonctionnaires – multiplication par trois en 20 ans) et à continuer d'entretenir son trait de caractère principal : la paresse. Il faut dire que son boulot est dans le domaine de la gestion culturelle et qu'il est souvent appelé à se présenter à des inaugurations et à des réceptions – ou plutôt qu'il se réserve ses évènements : on imagine que ses collègues font le vrai boulot (s'il y en a). Intente usar otras palabras commença comme un essai sur la paresse (dixit Sierra). Le livre se transforme en cours de route en autre chose, mais ça reste une dimension importante : comme il le fait justement remarquer, il est possible aujourd'hui (et ce, même en temps de crise) d'être un paresseux, même si (officiellement) c'est une attitude vue négativement par la société. Prat n'est pas un personnage présenté négativement : comme dirait l'autre, la paresse est une vertu. Et elle permet à Sierra, sur un mode plutôt satirique, de parler du travail tout comme google lui permet de parler des médias et de la technologie. Ceci dit, un des thèmes les plus importants du roman est celui de la culture – qui est d'ailleurs complètement lié à celui de la paresse ou à celui de la recherche en ligne, à l'heure actuelle. « La culture est notre principale stratégie de pouvoir », lit-on, et les artistes travaillent pour « l'industrie la plus polluante qui ait jamais existé : les médias de communication de masse ». McLuhan 2.0 ? Non, mieux et plus.

Intente usar otras palabras pourrait, vu ce qui en est dit ci-dessus, ressembler à un essai. C'est le cas dans une certaine mesure (lire, pour exemple, le fabuleux chapitre qui prend la forme d'une note de blog au sujet du piratage et du concept de droit d'auteur), et c'est inévitable tant il semble clair que Sierra, auteur d'une colonne mensuelle sur les nouvelles technologies dans la revue Quimera (nous en avons publié une il y a quelques temps) poursuit dans ses romans ses interrogations sur leur impact sur l'art. Je pense qu'il y a d'ailleurs ici suffisamment de matière pour servir de base à un vrai essai véritablement puissant. Mais Intente usar otras palabras se présente comme un roman, et il y a toute une histoire (suspense et révélations inclues), une véritable narration bien construite et écrite de façon assez claire. Pour des références qui parleraient au lecteur francophone, Sierra évoque Bret Easton Ellis (l'utilisation de la consommation de telles ou telles marques comme définition la plus pertinent des personnages) ou un Houellebecq première période qui aurait lu David Foster Wallace et Curtis White (d'ailleurs cité), c'est-à-dire une esthétique relativement inédite en Espagne comme en France. Si, in fine, je pense que le roman souffre d'un déséquilibre entre fiction et réflexion de type essayistique, il ne fait aucun doute que Intente usar otras palabras est une contribution de poids, extrêmement intéressante.

Juan Trejo évolue sur un terrain plus distinctement romanesque avec un El fin de la Guerra Fría fort delillesque – ce qui veut donc bien évidemment dire qu'il y a au moins aussi une dimension philosophique et politique là-dedans. Il s'agit d'un roman réalisteà la mode fin de vingtième siècle qui met en scène trois personnages se croisant sans le savoir, ne se rencontrant jamais jusqu'à la spectaculaire fin. Les implications, les intentions sont à décrypter : bien que les signes soient nombreux (et comme tout roman de notre temps, le texte est saturé de références), voire même parfois (trop) évidents la véritable portée du projet ne se donne pas directement. Et comme chez DeLillo, il y aurait presqu'une dimension prophétique. A une différence près : si DeLillo annonce des avions sur Manhattan dans un roman publié une vingtaine d'années avant, Trejo pense, vers '99, à faire s'écraser un avion sur la Pedrera de Barcelone et le monde « réel » lui volera son idée avant même qu'elle soit publiée (le changement que cela a impliqué pour le roman a été bénéfique, Trejo dixit).

Là-dedans, on n'est donc pas à la fin de la guerre froide, on est aux alentours des années 2000 à Barcelone. Tomás parcourt la ville en moto et sa mémoire à la recherche d'un certain sens d'un certain passé personnel qui lui permettrait de comprendre vers où il va ; Dona est une hôtesse de l'air américaine au passé familial trouble, qui refuse les attaches affectives et se déplace à travers le monde comme une consommatrice ultra-moderne ; Zheng est l'épouse d'un chinois en voyage d'affaire, elle se retrouver projeter dans un monde qu'elle ne comprend pas, tant il lui semble trahir tout ce en quoi elle croit. Si ces personnages vous semblent ressembler à des « types », vous avez raison et c'est une des raideurs du roman. Ce n'est nulle part plus évident qu'avec Slavoj Apeyron, gourou de l'architecture qui évoque plus ou moins directement un certain Zizek. Heureusement, ils sont fort bien composés, ce qui diminue sensiblement l'impact du problème.

Les types ne sont pas liés qu'aux personnages : la ville l'est aussi. Barcelone est ici exemple de la cité la plus moderne, lieu de passage interchangeable – ce n'est pas pour rien que deux des trois personnes suivies tout au long du roman n'y résident pas – considéré simplement dans ses dimensions de divertissement, de tourisme ou d'affaires. Cet espace urbain (et politique !) extrêmement contemporain se voit régulièrement accolé un contrepoint radical : les ruines de la ville abandonnée de Pripiat, cauchemar de l'industrialisme soviétique, qui n'est pas qu'opposition à un lieu comme Barcelone : c'est aussi le rappel de la possibilité bien réelle de la chute d'empires et de civilisations, c'est ainsi une des perspectives futures éventuelles pour la zone résidentielle transformée en parc d'attraction ou en zone d'activité commerciale (tout en étant aussi le reflet métaphorique des doutes et des questionnements des personnages). Gageons enfin que si Trejo a choisi Barcelone comme point d'illustration de sa perspective urbanistique, ce n'est pas seulement parce qu'il y réside : c'est aussi parce que la ville concrète, réelle est effectivement engagée dans ce processus, tel que déjà décrit par quelques auteurs il y a plusieurs mois.

A travers l'articulation du récit entre la ville et des individus chinois, américains et catalans, Trejo vise à disséquer notre époque. Ses procédés renvoient, en plus de DeLillo, à Powers. Il partage avec eux une certaine ambition, ainsi qu'une qualité de construction, une capacité d'abstraction et une habilité d'écriture indiscutable. Il partage aussi le défaut de quelques uns de leurs romans : une distance qui s'apparente à une certaine froideur. Par ailleurs, il n'y a, dans El fin de la Guerra Fría, aucune réponse aux nombreuses questions : c'est au lecteur de faire le travail. Certains n'en prendront pas la peine et penseront qu'il s'agissait en fait, dans l'esprit de l'écrivain, d'une certaine confusion, d'un manque de clarté. Même si, à sa lecture, on se dit souvent « pas assez » (on ne va pas assez loin, même dans le grandiloquent – voir la dernière scène), il n'en reste pas moins qu'il s'agit d'un roman solide et prometteur.

Bien que forts différents, les romans de Trejo et Sierra partagent une volonté de dire le monde contemporain. Il s'agit d'un projet ambitieux, d'un défi difficile à relever. Qu'ils s'y risquent avec un talent certain est une illustration de la santé ou plutôt de la force qui est actuellement insufflée par une poignée d'écrivains à la littérature espagnole actuelle. On souhaiterait en voir plus de traces ailleurs.

*

(Ce texte a été écrit en introduisant les formules suivantes dans google.com :

  • Sierra Intente usar otras palabras
  • population active espagnole
  • Trejo Fin de la guerra fria

Nous nous sommes donc basés exclusivement sur des sources google approved.
La majorité des phrases que vous venez de lire sont déformées à partir de traductions approximatives de passagesissus des sources susmentionnées. Nous nous sommes malheureusement laissés aller à intervenir ici ou là par l'intermède de phrases que nous pensons personnelles.)

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