Ce billet est une traduction d’un article de Geoff Gehman dans le “Morning Call“, article écrit à l’occasion d’une exposition au Reading Public Museum.
Dans les années 1860 et 1870, la France était devenue folle de tout ce qui touchait au Japon. Des pavillons orientaux présents dans les expositions internationales créèrent des passions pour les kimonos et les éventails, le thé et la soie. Des sociétés semi-secrètes se rencontraient mensuellement pour boire du saké et manger des sushis avec des baguettes.
Edgar Degas tomba aussi sous le charme. Le peintre parisien aux danseuses de ballet et aux baigneuses nues se sentait profondément lié aux danseuses à éventail et aux femmes nues des bains communaux des estampes d’Ando Hiroshige, Kitagawa Utamaro et autres maîtres japonais. Il ne se souciait pas du fait que son style soit complètement différent, que leurs dessins étaient sophistiquées et respectaient la tradition alors que son univers à lui était voyeur et iconoclaste. Comme eux, il mettait en scène des gens ordinaires dans des mondes exotiques. Sous leur influence, il commença rapidement à peindre des actrices et blanchisseuses dans des cadres séduisants et perturbants.
L’attraction magnétique entre Est et Ouest est le sujet de “Degas et l’Art du Japon” au Reading Public Museum, première exposition sérieuse de comparaison entre les œuvres des impressionnistes français et leurs prédécesseurs japonais. Une collaboration heureuse et surprenante entre le musée, qui possède des œuvres de Degas et Hiroshige, et les curateurs Jill DeVonyar et Richard Kendall, qui avaient organisé une autre rétrospective, “Degas et la Dance”, pour le Musée d’Art de Philadelphie en 2002-2003.
Degas (1834-1917) avait beaucoup de sources japonaises. Il fréquentait les pavillons orientaux dans les expositions internationales à Paris. Il possédait des livres de gravures sur bois appelées mangas; ses peintures de femmes se peignant pourraient avoir été inspirées par le volume “Cent Types de Femmes”. Sa meilleure ressource fut peut-être Tadamasa Hayashi, un ambitieux traducteur et marchand d’art. Degas avait acheté un grand nombre des 156′000 estampes qu’Hayashi avait amené en France entre 1890-1901, les payant parfois avec ses propres travaux. L’exposition présente un diptyque de Torii Kiyonaga d’un bain communal appartenant à Degas et un pastel de Degas appartenant à Hayashi qui représente une femme brumeuse et diffuse.
Déjà vétéran des arts visuels, Degas adapta librement des éléments d’estampes japonaises. Il créa des peintures plus sombres et mystérieuses de femmes lavant la lessive dans des bacs, une scène de l’Est lointain aux graphismes pointus et couleurs délavées. Ses vues de danseuses devinrent plus orientales, avec des angles plus osés et plus d’interprétations possibles. Dans une peinture à l’huile d’environ 1880, il utilisa un plancher incliné pour diviser une classe de ballet entre danseuses à l’entraînement, danseuses se relaxant et une matrone lisant le journal.
Degas s’adapta également à des formats étrangers. Sa lithographie d’une actrice de cabaret française en trois scènes de carte postale est une version occidentale d’harimaze, un pot-pourri japonais de paysages et de personnes, souvent par différents artistes, arrangé à la manière d’un panneau d’affichage public. Son estampe étroite et verticale de l’artiste Mary Cassatt et sa sœur drôlement regroupées par un mur au Louvre est une version occidentale d’estampes japonaises humoristiques souvent placées sur les piliers des maisons. L’exposition montre également une estampe d’une femme portant des assiettes et se tortillant pour échapper à une main attrapant son kimono.
Degas était trop borné pour devenir complètement japonisé, aucune des gravures sur bois n’est aussi viscérale ou aussi électrique que son fusain d’une danseuse pliée d’extase. Et aucune des images de Degas n’a les lignes élégantes de l’estampe d’Utamaro de femmes testant la marchandise dans un magasin d’éventails aussi colorés que des petits cerfs-volants ou des masques de théâtre Nô.
Pourtant il y a beaucoup de ressemblances, de nombreux cas où le yin commence à agir comme le yang. Degas et les maîtres de l’estampe japonaise se sont par exemple spécialisés dans l’anonymat. Utamaro et compagnie dessinaient des visages identiques et des poses ritualisées; Degas obscurcissait les visages et les formes. Dans une peinture à l’huile appartenant au Musée, une blanchisseuse est partiellement cachée par des feuilles accrochées et son fer à repasser est pratiquement invisible.
La plus grande révélation est peut-être que les deux parties étaient des espions. Degas espionnait une femme séchant ses cheveux avec un linge; Utamaro espionnait une blanchisseuse dont la robe ouverte laissait entrevoir un sein. Utamaro était plus intéressé par des éclairs d’érotisme; Degas était s’intéressait à l’émotion ambiante.
Kendall et DeVonyar étendaient parfois les connections Est-Ouest au point de les effilocher. L’estampe du Mont Fuji de Katsushika Hokusai est une autre hémisphère stylistique du monotype du Mont Vesuve de Degas. Il pourrait avoir trouvé l’idée de cette œuvre à peu près n’importe où, pas seulement dans un livre de croquis d’Hokusai.
Quoi qu’il en soit, “Degas et l’Art du Japon” est une excellente recréation des mondes flottant. L’exposition inclue une aquarelle d’oiseaux de 1878 que Watanabe Seitei offrit à Degas, qui retira de son cadeau le dessin d’une brosse chinoise car c’était trop “laid”.
De nombreuses gravures sur bois sont d’une qualité peu commune. C’est un privilège d’avoir sous le même toit un triptyque de femmes s’arrangeant après avoir ramassé de l’ormeau et un charmant triptyque de la fabrication d’une estampe avec des femmes faisant le travail des hommes.