Jusque là je n’avais jamais bizarrement réalisé tout ce que signifie l’exécution d’un homme conscient et en parfaite santé. Lorsque je vis le prisonnier faire cet écart pour éviter la flaque, je vis le mystère, l’injustice indicible qu’il y a à faucher une vie en pleine sève. Cet homme n’était pas à l’agonie, il était aussi vivant que nous. Tous les organes de son corps fonctionnaient –les intestins digéraient les aliments, la peau se renouvelait, les ongles poussaient, les tissus se formaient- tout continuait à travailler avec une solennelle absurdité. Ses ongles continueraient à pousser lorsqu’il se tiendrait sur l’échafaud, lorsqu’il tomberait dans le vide et qu’il ne lui resterait plus qu’un dixième de seconde à vivre. Ses yeux voyaient le gravier jaune et les murs gris et son cerveau se souvenait, prévoyait et raisonnait toujours –il raisonnait même sur les flaques d’eau. Lui et nous, nous formions un groupe d’hommes qui marchaient ensemble, voyaient, entendaient, sentaient, comprenaient le même monde ; et d’ici deux minutes, d’un coup net, l’un de nous allait disparaître –un esprit de moins, un univers de moins.
L’échafaud était dressé dans une petite cour, séparée de la cour centrale de la prison et envahie par les mauvaises herbes. C’était une construction en brique qui ressemblait à un appenti à trois pans, avec un toit de planches surmonté de deux poutres et d’une traverse d’où pendait une corde. Le bourreau, un condamné aux cheveux gris, vêtu de l’uniforme blanc de la prison, attendait à côté de son outil de travail. Il salua notre entrée d’un accroupissement servile. A un mot de Francis, les deux gardiens, se saisissant plus fermement du prisonnier, le poussèrent vers l’échafaud et l’aidèrent tant bien que mal à gravir l’échelle. Le bourreau monta à son tour et serra la corde autour du cou du prisonnier. (…) »
George Orwell, Une pendaison, 1931.
Récit, donc, de la pendaison d’un Indien par la police impériale Britannique dont fit partie Orwell dans sa prime jeunesse.
La question de la peine de mort fait systématiquement resurgir dans mon esprit cette flaque de boue et l’écart que fait cet homme pour ne pas se mouiller les pieds alors qu’il sait qu’il sera mort dans quelques minutes. Et me la rend insupportable, quels que soient les crimes commis par un homme.