"Il pleuvait à boire debout. Une fraîcheur d'automne à vous transpercer l'âme et le corps. Alors qu'en ce mercredi de fin d'octobre, Paris s'anime sur la place de Clichy, le cimetière de Montmartre, tout juste à côté, reste tristement désert. Même si je fréquente rarement ce genre d'endroit, j'ai ressenti le besoin de m'y rendre aujourd'hui. Pour honorer une dette de reconnaissance".
J'arpente tout fin seul quelques avenues entre les mausolées pour me rendre à la 21e division. Je cherche. Ne trouve rien. Je me rends trop loin. La pluie s'intensifie. Je reviens sur mes pas en observant attentivement chacune des marques. La pierre tombale, noire, est bien là, un peu en retrait, étendue sobrement sur le sol avec, pour unique inscription, «François Truffaut, 1932 - 1984». Je m'approche.
Sur le rebord de la pierre rectangulaire, quelques plantes discrètes, une photo détrempée de Jeanne Moreau à la garçonne (tirée de Jules et Jim), et quelques titres de transport déposés sous de petites roches. Ces tickets doivent encore être valides pour le dernier métro j'imagine...
En ce jour où l'on commémore le 25e anniversaire de la mort prématurée du cinéaste, je n'ai pas croisé le fantôme d'Antoine Doinel, ni le regard de celles - elles en furent toutes éperdument amoureuses - qui ont tant aimé cet homme qui aimait les femmes. «Les jambes des femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en tous sens, lui donnant son équilibre et son harmonie», faisait-il dire à Charles Denner dans son célèbre film (L'homme qui aimait les femmes).
Quand Truffaut est mort du cancer le 21 octobre 1984 à l'âge de 52 ans (52 ans! Vous vous rendez compte?), ça m'a touché personnellement. Alors jeune cinéphile, j'avais carrément l'impression d'avoir perdu un proche.
À Truffaut, je dois pratiquement mon amour du cinéma. J'ai aimé ses films bien sûr. Des 400 coups jusqu'à Vivement dimanche avec, au fil du parcours, quelques oeuvres fétiche: toutes celles du cycle Doinel, et Tirez sur le pianiste, Jules et Jim, L'enfant sauvage, La nuit américaine, L'histoire d'Adèle H., Le dernier métro, La femme d'à côté... «Ce sont les trois premiers films d'un cinéaste qui sont toujours les plus intéressants, affirmait-il pourtant. Après, on parle plutôt d'une carrière!» Il ne s'estimait pas comédien mais la caméra l'adorait. Spielberg ne s'y était pas trompé en lui confiant le rôle de l'ufologue dans Close Encounters of the Third Kind. «J'avais besoin d'un homme qui aurait l'âme d'un enfant, expliquait le réalisateur américain. Dans ses films, Truffaut est tous les personnages d'enfant!»
J'ai aussi aimé l'homme. On ne pouvait d'ailleurs pas le dissocier de ses films tellement les deux étaient intimement liés. La vie entière de Truffaut fut vouée au cinéma. «Ce que j'ai toujours aimé chez Renoir et Hitchcock, c'est un de leurs points communs d'être deux artistes qui préféraient leur travail à leur propre personne», a-t-il déjà déclaré dans une interview publiée dans les Cahiers.
Entendre Truffaut parler de cinéma avec l'éloquence, la passion, l'intelligence qui le caractérisaient était par ailleurs un pur bonheur. Brillant polémiste, debout sur la ligne de front, ce grand timide était de tous les combats, fort de ses convictions et de sa manière de les exprimer. Truffaut a lancé la Nouvelle vague en réaction contre cette «certaine tendance du cinéma français». Cinq ans avant la sortie des 400 coups, six avant celle d'À bout de souffle de Godard (dont il a coécrit le scénario), il avait rédigé cet article fameux dans lequel il dénonçait la tradition de la «qualité française» de l'après-guerre et les limites d'un cinéma qui s'embourgeoise.
«Le souvenir très fort de sa voix. Pour ceux qui l'ont connu, il est indéniable que cette voix a compté presque autant que l'intelligence quasi naturelle, égale et permanente des propos qu'elle libérait», écrivaient justement Alain Bergala et Serge Toubiana dans un numéro spécial des Cahiers du cinéma, publié un mois après la disparition de celui qui fut l'un de leurs plus brillants critiques avant de passer derrière la caméra.
Je ne sais à quoi ressemblerait le cinéma de Truffaut dans le contexte actuel. Avec sa société, les Films du Carrosse, parions que le cinéaste serait parvenu à rester libre de ses choix. Comme le sont toujours aujourd'hui ses collègues de l'époque, notamment Rohmer et Rivette. «Je suis un cinéaste français qui a 30 films à tourner au cours des années à venir, écrivait Truffaut dans le journal de tournage de Fahrenheit 451 (1966). Certains réussiront, d'autres pas. Cela m'est presque égal pourvu que je puisse les faire.»
Le compteur s'est malheureusement arrêté à 21. Vingt-et-un longs métrages qui, encore aujourd'hui, vivent précieusement dans le coeur de bien des cinéphiles en général, et dans le mien en particulier. De tous les témoignages recueillis au lendemain de la mort du bien-aimé, je retiens celui du cinéaste Pascal Kané (Liberty Belle).
«Ce qui me frappe le plus, au-delà de la tristesse, c'est que cette disparition précipite les choses: il n'y aura peut-être plus d'hommes complets du cinéma. Truffaut est peut-être le dernier à l'avoir été, pleinement et sereinement. Qui d'autre, dorénavant, saura comme lui mener de front plusieurs histoires d'amour avec le cinéma, toutes faites d'intelligence du spectacle, d'attention à l'autre, d'exigences personnelles, de justesse d'évaluation, et de ce qu'il faut de piété. Nous serons, un peu plus encore qu'avant, voués aux jeunes génies qui ne durent pas, aux obsédés de l'image de marque, aux événements médiatiques bidon, aux engouements suspects, lesquels ne rejoignent que rarement, comme nous le savons, les quelques véritables trajectoires transcendantales que nous connaissons.»
Toujours seul sous la pluie battante, je suis perdu depuis 30 minutes dans mes souvenirs de cinéma, l'oeil un peu embué. Avec une envie de dire à François, même 25 ans plus tard, un simple merci. Pour tout.