Une fois, en Chine, une étudiante à l'université de Xi'an m'a demandé que perdez-vous en écrivant. Difficile question kafkaienne. Et en lisant ? Une fois, Borges a dit qu'il laissait aux autres de s'enorgueillir des livres qu'ils avaient écrits, et que sa gloire à lui était en fait les livres qu'il avait lus.
Le titre du recueil renvoit à un article intitulé "L'alphabet du monde" où Claudio Magris apprécie l'importance des textes fondateurs d'une civilisation (pour l'Occident, il s'agit des philosophie et épopées grecques et de la Bible) et leur puissance définitive en tant que code et clé du monde. La Bible suffit à chiffrer et déchiffrer la vie et le destin des hommes. Mais le regard de Magris n'est pas celui d'un théologien ou même d'un croyant, le propos n'est pas de parler de religion ou de spiritualité, pas directement, mais d'un lecteur philosophe qui postule que le texte biblique est une parfaite machine à fiction où tous les paradigmes de la littérature, et donc de la culture (européenne et occidentale), sont ancrés. Il est alors capable de mettre en exergue la portée humaine du texte sacré (et si l'on me permets d'interpréter, je dirais, comment la grande fiction nourrit la réalité) - acceptant cependant que la Bible puisse servir de leçon de moral en plus d'être la racine du coeur narratif de la civilisation - avec déférence et cependant une certaine espièglerie (soulevant le paradoxe biblique) :
Il y a par-dessus tout une leçon de la Bible nécessaire à toute liberté, individuelle et collective : l'anti-idolâtrie. Le commandement le plus fort de la foi hébraïque dit : "tu ne feras point d'idoles". Tant que vous êtes esclave d'une idole, tant que vous élevez une valeur terrestre, historique et relative à un absolu, vous êtes esclave. L'amour du prochain, commandement suprême du Nouveau Testament, n'est pas non plus possible sous le joug d'une idole. Pourtant dans Le Lévitique déjà il est écrit : "Chacun de vous doit aimer son prochain comme soi-même". (p 29)Il se dégage de ces "Alphabets" que le Livre (reprenons la majuscule qu'il a employé plus haut) condense et représente un artefact fondamental qu'on ne peut soustraire à notre civilisation. L'écrit, et de surcroît le livre, forme notre civilisation, en tant que collectif, mais aussi construit l'individu. Exemple que recouvre son témoignage et sa réflexion mêlés, constat ou expérience qui commence Alfabeti toujours dans ce premier article, "Livres de lecture" :
Herder, le grand philosophe des Lumières ami et rival de Goethe et pour cela souvent calomnié, m'a enseigné à voir dans la littérature, particulièrement dans les grandes épopées nationales, l'historiographie de l'humanité, de laquelle chaque nation, comme chaque feuille d'un arbre, est un moment significatif. (p. 11)Pour le reste, évidemment, de la constitution de l'individu à la constitution d'une culture il n'y a qu'un pas qu'effectue la littérature : l'une des questions centrales de l'oeuvre de Magris concerne la définition ou l'exploration d'une littérature nationale (sa déambulation danubienne ou son puzzle-microcosme des villes d'Europe sont connus pour cela). L'exemple qui intéresse majoritairement son travail et probablement le plus marquant qu'il donne est celui de la Mitteleuropa, et en particulier Prague qui, au centre du livre, a droit à un large traitement d'une cinquantaine de pages, le texte le plus long. L'essai, d'une grande richesse par les thèmes traités et les auteurs cités (tous les auteurs pragois, tous !), nécessiterait à lui seul un gros papier, et ce n'est malheureusement pas l'objectif de ma modeste recension.
Ainsi, pour compléter, appuyer et approfondir ses interrogations d'observateur du monde, il y a la plongée dans une bibliothèque vaste, ouverte et riche. Ce parcours culturel est un réel plaisir appuyé par la langue élégante de Magris. Il invite à (re)plonger dans des auteurs classique, de (re)découvrir des auteurs du XXe et des contemporains mal connus ici voire inconnus car encore non traduits. L'index qui se trouve en fin d'ouvrage suffit à décourager à dresser une liste même courte des auteurs cités. Je ne m'y atèlerai pas. Evidemment, sa connaissance des langues européennes (rappelons qu'il est important germaniste) et de la Mitteleuropa font de Magris un spécialiste de cette aire géographique et culturelle qu'il a étudié et contribué à définir. La passion qu'il a de ces littératures-là est absolument contagieuse. Mais elle ne s'arrête pas à ces frontières : on aurait envie de tout lâcher et plonger pieds joints dans les oeuvres du slovène Drago Jancar (dont Katarina, le paon et le jésuite vient de paraitre au Passage du Nord-Ouest) ou du roumain Norman Manea ou du suisse Adolf Muschg parmi de nombreux autres, mais aussi à lire ou relire les oeuvres du chinois Mo Yan ou du kenyan Ngugi wa Thiong, et bien sûr quantité d'italiens. ', $('.barre_inserer')[0]);">', $('.barre_inserer')[0]);" title="Double-cliquez pour insérer ce raccourci dans le texte"> Alfabeti est un livre impeccable, provoquant un plaisir de lecture rare, à lire d'une traite ou à picorer lentement et surtout sur lequel il est loisible de revenir régulièrement, ce que j'ai fait toute cette dernière année, m'essayant à ces courts essais de littératures (je veux bien confesser ne pas les avoir tous explorés), et qui m'a permis d'approcher un très grand écrivain (incessamment nobélisable depuis plusieurs années) dont je repoussais les autres ouvrages par intimidation, très certainement, et à l'évidence aujourd'hui, par bêtise et paresse. Pratiquement toute l'oeuvre de Claudio Magris est traduite en français, il est plus que probable qu'Alfabeti sorte en France dans les années qui viennent. Et alors, Alfabeti se glisse ou se glissera sans réserve entre les essais sur la littérature d'écrivains tels que Nabokov, Borges, Calvino, etc.