Si peu étendue
soit-elle, l’œuvre a été éditée de manières très différentes au cours du temps.
La publication chronologique a été inaugurée par Jean-Luc Steinmetz (Garnier
Flammarion, 1989), complétée alors par un choix de lettres ; dans
l’édition dite du centenaire, sous la direction d’Alain Borer, le choix a
consisté à intriquer vie et œuvre. C’est cette tradition chrono-biographique
qui a été adoptée ensuite et qui est, globalement, suivie dans le volume de la
Pléiade pour la première partie ("Œuvres et lettres"), avec cependant
une différence : André Guyaux a choisi de faire imprimer dans un corps
réduit les textes pour lesquels il ne disposait pas d’un manuscrit autographe.
Cette partie, qui s’achève par les lettres écrites et reçues par Rimbaud entre
1868 et 1875, est suivie d’un second ensemble ("Vie et documents",
1854-1891) qui réunit la correspondance à partir de 1877, des indications
précises sur sa vie et des documents divers.
Cette édition suit les principes propres à la bibliothèque de la Pléiade par la
précision des notes d’accompagnement des textes et la qualité des
bibliographies : l’une recense les éditions des œuvres et elle est suivie
d’autres sur les instruments de travail, sur les études (ouvrages, revues,
articles), complétées, dans les notes, par la mention de la critique concernant
chaque texte. L’ensemble des références, considérable mais qui ne se veut pas
exhaustif, prouve l’intérêt toujours fort que suscite l’œuvre de Rimbaud.
La préface, d’une quarantaine de pages, ne vise pas à résumer les interprétations de l’œuvre — trop nombreuses et, hélas ! souvent oublieuses de la poésie —, mais surtout à suivre un parcours, ce qui aide à comprendre en quoi cette œuvre peut toujours être vivante pour nous. Il n’est pas certain que la compréhension de l’œuvre ait été profondément modifiée depuis un demi-siècle ; il n’y a rien à changer, par exemple, à la lecture qu’en faisait Yves Bonnefoy en 1961, et quand, récemment, il insistait sur l’importance des vers latins du collégien Rimbaud2, on se réjouit de les voir ouvrir cette édition (comme dans l’édition d’Alain Borer), avec une traduction en note, et non pas relégués dans les "œuvres diverses". La relecture des vers latins du jeune écolier — Rimbaud a 14 ans — est passionnante en ce que ce travail scolaire laisse entrevoir des caractéristiques bien lisibles ensuite, ce que relève André Guyaux : « Il sera, jusqu’aux Illuminations, le poète de l’anamnèse, et le poète du projet, qui appelle ou rappelle à lui ce qu’il fut et ce qu’il sera ». Se lit aussi dans ces exercices un goût et un plaisir de l’imitation, à partir duquel André Guyaux analyse « un goût de la métamorphose, de la substitution d’identités ».
Le préfacier suit également la manière dont Rimbaud vit les derniers moments de l’Empire et comment, dans la "lettre du voyant", il prône la révolution poétique (« Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant ») avant d’exalter, un peu plus tard, la révolution politique. La lecture des poèmes associée à celle de la correspondance met par ailleurs en évidence l’une des constantes de la vie de Rimbaud, l’ennui, contre lequel l’ailleurs ne peut rien ; « le rêve de dépaysement romantique » échoue à faire disparaître l’ennui, plus largement l’insatisfaction si fréquemment présente dans les poèmes sous la forme récurrente de la faim et de la soif.
André Guyaux dégage de façon détaillée le rôle des intercesseurs (Izambard, Demeny, et surtout Verlaine) pour la conservation et la transmission de l’œuvre. Comme Rimbaud n’a pas publié ses textes, se sont développés le syndrome de l’œuvre perdue, qui naît avec Verlaine, et celui de l’œuvre apocryphe, l’un et l’autre vivants jusqu’au milieu du xxe siècle avec l’affaire de La Chasse spirituelle, démontée en son temps par André Breton. Verlaine — il y eut chez lui et chez Rimbaud la même recherche d’un autre vers pour quitter l’alexandrin classique — mais l’impair était déjà largement en usage, par exemple chez Musset ou Marcelin Desbordes-Valmore. Ce n’est pas non plus dans le modèle de la chanson que l’on peut lire une rupture chez Rimbaud, mais bien plutôt dans sa pratique destructrice de l’imitation ou de l’emprunt détourné de son usage, dans son emploi de l’enjambement, dans la réduction forte de la ponctuation ; c’est « dans ces inventions de formes, parfois ténues, souvent reflétées graphiquement, que Rimbaud a bousculé les traditions et installé son nom dans l’histoire littéraire comme celui d’un instituteur des révolutions poétiques à venir ; son travail sur l’assonance, sur la rime qui ne rime pas, est fondateur, comme la mixité de la prose et du vers ».
Toutes les suggestions de la préface sous-tendent les développements qu’on découvrira dans les notes, à la fois savantes pour l’information et agréables à la lecture. Cette troisième version du Rimbaud dans la Pléiade, riche des travaux passés sur l’œuvre et l’homme, ne rompt pas avec la figure que l’on connaît, qu’André Guyaux définit avec concision : « Nulle part il n’est chez lui, dans aucune famille, dans aucune école, dans aucun cercle ».
Contribution de Tristan Hordé
Rimbaud, Œuvres complètes, édition établie par André Guyaux, avec la collaboration d’Aurélia Cervoni, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2009, 49€.
1 Sur ce dossier, voir
sur la Toile La
Revue des ressources
2 voir Yves Bonnefoy, Notre besoin de Rimbaud, Seuil, 2009. Note
de lecture