Le 30 juin dernier, la Cour constitutionnelle allemande rendait un arrêt autorisant la ratification du Traité de Lisbonne mais avertissant que la poursuite de l’intégration européenne ne pourrait sans doute pas se faire sans le recours à un référendum en Allemagne. Dans cette décision très fouillée, la Cour de Karlsruhe s’inspire assez largement des positions de Sauvons l’Europe, qui ne pensait pas avoir une telle influence sur le débat constitutionnel Outre-Rhin.
La principale critique que nous adressons en effet à la construction européenne telle qu’elle se développe est qu’elle s’enlise dans le refus de la politique, c'est-à-dire du débat démocratique. Le maintien de la dynamique de proposition autour de la Commission et du Conseil marginalisent de fait le Parlement, seul organe potentiellement démocratique de l’Union car élu sur des problématiques européennes. La nécessité permanente de l’unanimité conduit à la construction de solutions consensuelles souvent intenables : comment s’asseoir le cul entre deux chaises quand elles sont trop éloignées ?
C’est ainsi que, s’interdisant de poser dans des termes démocratiques les choix de politique européenne et de les soumettre à un débat public qui serait sanctionné par les électeurs, l’Union tourne sur l’élan technocratique, et ne pousse plus que les réformes ne rencontrant pas d’opposition forte : celles qui accompagnent et développent le grand marché.
Il est donc nécessaire que se développe un débat politique en Europe, avec des positions différentes clairement assumées et un processus démocratique qui permette de trancher entre les différentes options et donne mandat à une équipe de réaliser son programme.
La décision de la Cour constitutionnelle allemande a cependant été globalement accueillie comme une résurgence de souverainisme, l’Allemagne faisant en somme un pas en arrière du jeu communautaire. La lecture de la décision (version anglaise) permet d’écarter un tel contresens.
1) La souveraineté
En effet, la Cour prend bien soin de rappeler que la Loi fondamentale allemande est conçue dès l’origine pour permettre une intégration internationale et l’entrée dans une sphère de construction de la paix. Elle relève en particulier (point 225 « il n’est pas laissé à la discrétion des organes politiques de participer ou non à l’intégration européenne ») que l’intégration européenne croissante n’est pas une simple option que permettrait la Loi fondamentale, mais qu’elle est clairement imposée par cette dernière.
Il en va de même de la notion de souveraineté. La Cour rejette une idée de la souveraineté comme droit des Etats de faire tout ce qu’ils souhaitent, et en particulier de déclarer la guerre selon leur envie. Le rôle de l’intégration internationale promue par la Loi fondamentale après la seconde guerre mondiale est précisément de restreindre cette capacité arbitraire à faire la guerre. La Cour définit alors l’Etat comme « ni un mythe, ni sa propre destination, mais la construction historique et la forme d’organisation mondialement reconnue d’une communauté politique capable d’agir » (point 224). Sous-entendu : tout cela est parfaitement susceptible de changer.
Nous voici bien loin du souverainisme à la papa. Mais c’est la suite du raisonnement qui devient très intéressante : La loi fondamentale affirme le droit de chacun au vote, ce qui doit être compris comme l’exigence d’un fonctionnement démocratique. La Cour rappelle (point 209) le fonctionnement du scrutin proportionnel en Allemagne, d’où découlent la construction d’une majorité au Parlement et la formation d’un gouvernement qui mette en œuvre la volonté du peuple. Il s'ensuit que l’existence d’un débat démocratique, de partis, d’une opposition structurée est fondamentale (point 213). Après quoi, le Cour distingue à nouveau ce qui peut changer des principes essentiels : d’autres pays pratiquent un scrutin majoritaire uninominal, mais qui permet la même transmission de la volonté populaire au gouvernement à travers la formation d’une majorité et ces modèles sont donc valables (point 214).
Dès lors qu’est ce que la souveraineté ? C’est la capacité du peuple allemand à se prononcer de manière démocratique sur les questions qui l’intéressent. Les formes concrètes que prend ce principe sont très secondaires et peuvent être modifiées. Et ces questions fondamentales qui sont les conditions de vie culturelles, sociales et culturelles sont énumérées au point 249 : la citoyenneté, le monopole de la force civile et militaire, les impôts et les dépenses, les libertés fondamentales et les questions de foi, de langue, d’éducation et de famille.
2) Conséquence de l’intégration européenne
Une fois plantée cette analyse, c’est l’évolution de l’Europe vers une fédération qui est analysée ; les allemands n’y sont nullement allergiques puisque c’est d’ores et déjà leur mode de fonctionnement.
La première observation est en fait relativement simple à comprendre : si les sujets fondamentaux pour la vie de la communauté nationale sont transférés à l’Union, alors en pratique la construction européenne change nécessairement de nature. Même sans aucun changement institutionnel, elle cesse d’être une association d’Etat gérant certaines questions en commun pour devenir l’enceinte de détermination des conditions de vie de leurs peuples. En d’autres termes, il s’agit désormais d’une fédération impliquant le peuple européen et plus d’un rassemblement de communautés nationales.
Cela revient donc, pour le peuple allemand, à se fondre en tant que collectivité politique dans un peuple plus vaste qui le dépasse, et donc à intégrer une échelle de formation de la volonté majoritaire qui n’est plus la même. Il va de soi qu’une évolution politique de cette ampleur n’est pas imaginable sans le recours à un référendum. La sauvegarde posée par la Cour de Karlsruhe ne vise pas une simple délégation de compétence supplémentaire, mais le transfert par lequel la détermination des conditions de vie du peuple allemand devient celle du peuple européen. (point 228 : « La loi fondamentale ne donne pas aux organes agissant au nom de l’Allemagne le pouvoir d’abandonner le droit de s’administrer du peuple allemand […] par le biais de l’entrée dans une fédération. Cette étape […] est réservée à la seule expression directe de la volonté du peuple allemand. »)
On aura du mal à dire le contraire : quel fédéraliste envisage sérieusement qu’une Europe fédérale puisse naître d’un simple acquiescement parlementaire ?
Mais quelle fédération ? La Cour explique au point 251 de son raisonnement que même si les succès européens appellent une opinion publique à la dimension communautaire, celle-ci n’existe pas encore. Les opinions publiques continuent à être nationales, et restent séparées par les frontières de langue et de culture. La conclusion implicite est qu’il ne peut pas exister à l’heure actuelle de démocratie européenne. C’est d’ailleurs ce que nous avons observé lors des dernières élections européennes, où les principaux partis disposaient de plate-forme programmatiques communes dans toute l’Europe et auraient donc pu créer une dynamique de débat sur ces sujets. On se souvient qu’il n’en fut rien, en France, en Allemagne ou ailleurs.
La constitutionnalité d’un transfert de compétence de l’Etat national à l’Union européenne doit donc s’arbitrer entre d’une part l’importance de la compétence transférée pour la détermination des conditions de vie, et d’autre part le degré de développement de la démocratie européenne au moment du transfert et le degré d’indépendance des organes politiques européens par rapport aux organes nationaux démocratiques (point 261). En effet, transférer le traitement d’une question essentielle pour la vie commune d’un organe démocratique à un organe non démocratique revient en fait à supprimer la démocratie.
En cas de transformation pure et simple en fédération, la démocratie européenne doit donc remplir les mêmes conditions que celles demandées à l’Etat : existence d’une opinion publique, liberté de la presse, existence d’un débat politique et de partis, vote permettant la construction d’une majorité et d’une opposition au Parlement et la transmission de la volonté populaire au Gouvernement (points 268 et suite). Il va sans dire (point 271) qu’on en est pas là.
Mais de manière générale, il doit toujours exister une congruence entre l’importance des compétences déléguées à l’Union et le niveau de développement de sa vie démocratique, faute de quoi l’Etat allemand devrait envisager son retrait des institutions européennes pour préserver la démocratie. Dès lors, si les compétences de l’Union augmentent, l’Etat allemand a l’obligation d’œuvrer pour un approfondissement démocratique de l’Europe (point 265).
On le voit, réduire cette décision à un regain de souverainisme est un contresens complet, puisqu’il s’agit au contraire de l’analyse par la Cour constitutionnelle allemande de l’anticipation de la création d’une fédération européenne, et des conditions dans lesquelles celle-ci doit intervenir pour conserver un caractère démocratique impératif, en particulier si cette transformation ne se fait pas d’un seul coup mais par glissements successifs de compétence. Il s'agit d'une prise de position très nette en faveur d'un changement de nature de l'Union européenne.