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Rock et guerre froide: par delà l'anecdotique

Par Bricabraque

Rock et guerre froide 

Mick Jagger et l'ancien dissident Vaclav Havel (devenu président) se rencontrent en août 1990, à l'occasion de la venue des Rolling Stones, au lendemain de "la Révolution de velours".

Lorsque le rock and roll apparaît aux Etats-Unis, il suscite d’emblée l’incompréhension de la part des adultes, qui y voient une influence néfaste pour la jeunesse. Les déhanchements suggestifs d’Elvis Presley troublent une frange importante de l’Amérique puritaine. Cette musique, fruit des « amours » entre country blanche et blues noir, brouille également les repères d’une société encore ségrégationniste.

En 1956, le Conseil des citoyens de la Nouvelle-Orléans édite un tract qui prouve à merveille l'opposition virulente au nouveau genre musical, dont les racines noires posent particulièrement problème dans les bastions racistes du Sud des Etats-Unis:

" STOP ! Aidez-nous à sauver la jeunesse américaine. N'achetez pas des disques de nègres (si vous ne voulez pas servir des nègres dans votre commerce, alors n'ayez pas de disques noirs dans votre juke-box et n'écoutez pas de disques noirs à la radio). Les hurlements, les paroles idiotes et la musique sauvage de ces disques sapent le moral de notre jeunesse blanche en Amérique. Appelez les annonceurs des stations de radio qui diffusent ce genre de musique et plaignez-vous ! Ne laissez pas vos enfants acheter ou écouter ces disques de nègres."   

Elvis chante comme un noir et les premiers artistes du rock sont indifféremment blancs ou noirs.  Cette musique contribue ainsi à modifier le mode de pensée de nombreux jeunes Américains.

Rock et guerre froide

Elvis lors de son service militaire en Allemagne de l'ouest en 1958. Celui qui incarna dans un premier temps la jeunesse rebelle devient rapidement un chanteur fréquentable dont les roucoulades romantiques rassurent les parents. 

Evidemment ces jérémiades racistes ne purent empêcher cette révolution musicale en marche. En Europe occidentale, les réactions ne sont guère plus favorables dans un premier temps. Ainsi, lorsque le très sage Bill Haley arrive à Londres en 1957, il essuie de nombreuses critiques. Le chef de l'orchestre symphonique de la BBC fustige ce "rock'n'roll [qui] n'est ni plus ni moins qu'une exhibition primitive de tam-tams qui cognent. On joue du rock'n'roll dans la jungle depuis des siècles." Déjà dans l'entre-deux-guerre le jazz américain avait suscité un mélange de fascination et de répulsion.

Très vite néanmoins, le genre s'impose et devient même un puissant atout culturel pour les Américains dans le cadre de la guerre froide. A l'instar du cinéma hollywoodien, les rockers contribuent à la fascination du modèle américain bien plus sûrement qu'un long discours théorique. Certaines émissions de radio extrêmement populaires telles que Moondog House Rock'n'Roll Show d'Alan Freed contribue à populariser le rock'n'roll et à le rendre fréquentable pour le plus grand nombre.

Dans le bloc soviétique, le rock and roll ne reçoit pas un meilleur accueil. Les autorités soviétiques considèrent la musique pop comme décadente, incarnation de la “barbarie” culturelle des Etats-Unis. Les attaques se multiplient donc contre ces courants musicaux "dégénérés", susceptibles de pervertir la jeunesse du bloc de l’Est. Les autorités ne se contentent d'ailleurs pas de mises en garde orales:

- L’accès aux disques de rock occidentaux reste difficile et dangereux, jusqu’à la déstalinisation en tout cas. Leur distribution reste très encadrée jusqu’à la mise en place de la Perestroika par Gorbatchev. Seules exceptions à cette règle, les disques de blues, qui reflètent les difficultés d’existence des Afro-américains et donc les limites du modèle, ainsi que les artistes occidentaux (de variété en l’occurrence) amis, comme Yves Montand, qui sont diffusés sans difficultés.  

- Très peu de groupes occidentaux obtiennent l’autorisation de se produire à l’Est.

 

Rock et guerre froide
 

 Pochette du “light my fire des Doors”, sorti sur le label russe Melodya, en 1988. 

- Censure, surveillance restent les moyens les plus efficaces pour contrôler une jeunesse fascinée par ces musiques. En RDA, à partir de 1965, les paroles des chansons ainsi que les noms de groupe en anglais sont interdits. 

Nous le verrons bientôt, en Tchécoslovaquie, les musiciens qui ne rentrent pas dans le moule prédéfini par le PC sont inquiétés, interdits et ne peuvent continuer à se produire sur scène qu'en se cachant. Au fond, ces réactions, loin d'endiguer le phénomène, semblent l'attiser. La plupart des groupes de rock dans le bloc de l'est n'ont pas vraiment un discours politique. Au fond, ce qui gêne les autorités, c'est ne pas pouvoir totalement les contrôler comme les autres membres de la société. Les mesures prises ont en tout cas quelque chose de dérisoire tant elles semblent inadaptées. En surpolitisant le phénomène rock, les autorités transforment des groupes intialement inoffensifs en dangereux leaders d'opinions (à leur corps défendant). C'est ce qui se passe par exemple avec les Plastic People of the Universe en Tchécoslovaquie au cours des années 1970.

Autre exemple, plus tardif, alors même que Gorbatchev s'apprête à prendre les rênes de l'URSS, le komsomol (la jeunesse communiste) d’Ukraine établit en 1985 une liste de groupes de rock occidentaux, destinée aux responsables de boîtes de nuit (il s’agit d’une circulaire officielle). « Ci-joint une liste approximative des groupes musicaux et artistes étrangers dont le répertoire contient des compositions idéologiquement pernicieuses.  Il est bon d’en être informé pour intensifier le contrôle sur les activités des discothèques. »  Suit une liste d’artistes auxquels correspond « le type de propagande » qu’ils véhiculent. Les critères retenus laissent pantois, voici quelques morceaux choisis :  

Rock et guerre froide

Circulaire du Komsomol déconseillant la diffusion d'artistes anglo-saxons dans les boîtes de nuit (1985).

Ci-dessous les noms de groupe suivis des types de propagande qu'ils sont censés véhiculer d'après le komsomol: 

Sex Pistols /  Punk, violence  

Iron Maiden  / Violence,obscurantisme religieux  

AC/DC /  Néofascisme, violence  

Talking Heads  / Mythe de la menace militaire soviétique 

  Tina Tuner  /  Sexe 

 Canned Heat  /   Homosexualité 

  Julio Iglesias   /  Néofascisme…  

Ces mesures s’avèrent vaines, tant l’attrait de ces musiques interdites reste fort. Des subterfuges permettent d'ailleurs souvent de contourner les obstacles (la radio dans les zones proches du camp occidental, le passage en fraude de disques). Des centaines de groupes de rock se forment d'ailleurs dans le bloc communiste à partir des années 1960. Désormais, les autorités tentent de canaliser leurs activités, de les encadrer et de les censurer si nécessaire, plutôt que de les interdire. La vigilance reste toutefois de mise, comme le prouve le concert que donne Michael Jackson à Berlin ouest en 1988, à proximité de la porte de Brandebourg et donc du Mur. A cette occasion, la Stasi (police est-allemande), redoutait que les jeunes Allemands de l'Est ne poussent en direction de la zone interdite qui séparait les deux parties de Berlin. "Certains jeunes envisagent dans ce contexte une confrontation avec la police" selon un rapport de la Stasi du 4 mai 1988. Ils seront finalement dispersés manu militari.

On peut trouver toutes ces informations anecdotiques, elles n'en restent pas moins symptomatiques d'un système reposant sur la contrainte et qui entend des valeurs culturelles. A n’en pas douter les messages contestataires portés par le rock ont contribué, à leur façon, à lézarder « le rideau de fer ». C'est en tout cas l'avis de Pierre Grosser dans la synthèse qu'il consacre à la guerre froide pour la documentation photographique (voir source):

"La constitution de "zones grises", mal contrôlées par le pouvoir, et l'idéologie pacifiste, hédoniste et libertaire transpirant dans les textes des années 1970 (John Lennon fut une icône en Europe de l'Est) ont certainement participé à la délégitimation des régimes communistes. La contre-culture rock fut sans doute plus efficace que les intellectuels dissidents pour miner le régime."

Sources:

-  le site vinylmaniaque.com.

- La documentation photographique consacrée à la guerre froide, n°8055, “rock and roll et guerre froide”, 2007.

- Florent Mazzoleni: "Les racines du rock", Hors Collection, 2008.


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