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Une exposition à rebours

Publié le 05 octobre 2009 par Lironjeremy
Une exposition à rebours

Je traverse les rues désertes, le soir est tombé, la ville pivote sur elle-même ses ombres, tout est fermé, les passants sont rares. Quelques filles parlent et rigolent bruyamment, assises devant une vitrine. Une moto passe. Un homme retire de l’argent à un distributeur à côté d’une voiture garée à cheval sur le trottoir. Je traverse la rue, emprunte à droite une allée piétonne plantée d’arbres. Le beffroi sur la grande place pavée est éclairé de plusieurs couleurs un peu comme un arlequin. Je trouve sans me l’expliquer dans ce jeu de couleurs sur la pierre quelque chose de médiéval, ou plus exactement, je trouve que cette façon qui pourrait être ridicule signalétique émergeant de la nuit les monuments repérables me permet un instant de toucher quelque chose comme l’esprit mélangé du moyen-âge, vitraux et pierre froides, allure massive et danses colorées. A l’angle de la place, un bar est éclairé encore. Dans la nuit, son décor surgit comme un écran, une vitrine à l’intérieur de laquelle une petite foule massée autour du comptoir (des hommes, uniquement) discute gaiement. Je pense, je ne sais pourquoi, à quelque amicale fêtant la fin de semaine. Je crois distinguer derrière la vitre dans ce monde éclairé quelques visages qui se tournent vers moi, présence incongrue en ces lieux, à cette heure. L’impression de traverser le vide et d’être perçu comme tel. Longe une rue peut-être plus vide encore et plus silencieuse que les autres, faiblement éclairée aussi au bout de laquelle pointe l’enseigne de l’hôtel qui m’a été indiqué. Celui-là qui m’avait été également réservé lors de mon précédent passage, plein de boiseries, dans le salon duquel trône un imposant indien en bois vernis assorti aux meubles et aux moulures.Je déplie le papier que l’on m’a donné et tape le code d’entrée, chambre 10, la chef est sur la porte, petit déjeuner demain matin 8h30, traverse le salon sombre et désert, l’accueil éteint. L’impression d’être là sans y être, invité d’honneur mais en marge, invariablement. Deux lits accolés, le décor ordinaire de n’importe quelle chambre d’hôtel de standing moyen. Au mur, une reproduction d’Edward Hopper : un bateau qui gîte au passage d’une bouée. Les plaisanciers figés dans la lumière claire et dans des poses statuaires évoquent ces tableaux inspirés par l’antique qui caractérisent l’art national socialiste. Même flottement dans un temps idéalisé et clair.

Une exposition à rebours
Fabienne, la médiatrice culturelle, m’avait acheté chez le traiteur une barquette de lapin aux pruneaux que j’ai accompagné d’une bière. Hier soir, dîner à Lille en compagnie d’amies japonaises qui ne comprenaient pas que l’on puisse manger des lapins un peu comme nous regardons d’un œil louche chinois et coréens proposer sur leurs cartes du chien cuisiné. Dîner solitaire et silencieux sous le néon froid dans cette salle où le personnel de la banque prend ses repas le midi. Le bâtiment est vide, plongé dans la nuit sur tout ses étages, dans tout ses couloirs. Quelques veilleuses distinguent les sorties de secours et les panneaux électriques. Le bâtiment est peuplé de béances, de cavités, de fantômes de pilleurs de coffres. Je termine sans hâte mon lapin et ma bière, fais la vaisselle et éteint derrière moi, traverse à tâtons les couloirs qui mènent à la porte monumentale derrière laquelle on entend les rares rumeurs de la rue.

Une exposition à rebours
On avait terminé avec les médiateurs présents pour m’assister en coiffant le tableau présenté sur socle da sa vitrine de plexiglas, la chose était complexe, la toile dressée à plus de deux mètres de haut. Il fallait monter en équilibre et à bout de bras le lourd capot, le basculer sous plafond et l’enchâsser délicatement. Les bras tétanisaient, les échelles tremblaient sous le porte-à-faux, on avait failli abandonner. On avait dû s’y prendre à plusieurs fois, la vitrine était trop lourde, on perdait l’équilibre, les escabeaux grinçaient et puis on y était, on descendait progressivement la vitre, il fallait l’ajuster au socle, emboîter les feuillures. Un côté seulement consentait à la chose, l’autre coinçait. Une surépaisseur de peinture semblait empêcher d’emboiter l’angle, j’ai dû glisser une lame de cutter pour abraser la couche excessive et, en appuyant un peu, la vitre est descendue d’un coup se loger en coinçant ma main. L’épaisseur de peau emportée sous la vitre a fendu le plexiglas sur cinq centimètres. Le sang coulait le long de ma paume. Simplement enfermer un tableau dans une vitrine, dresser une stèle, une présence proche et lointaine comme ces antiques semblent regarder depuis leur monde derrière la vitre. Et pour cela monter un socle, mettre au point un système de bras, commander une couteuse vitrine, l’acheminer et la monter. Pour quelque chose d’au final très simple, en passer par une série d’opérations complexes et pénibles que le visiteur n’imagine pas du tout. Les coulisses sont comme un iceberg, et combien de notes accumulées pour un mince livre ? Enfin, on y était arrivés. Tant pis pour les quelques poussières emportées dedans la vitre, tant pis pour la main. Dans la trousse à pharmacie on a trouvé de l’alcool et des compresses. Il était 18h30 passé, je les ai libérés, rendez-vous le lendemain matin pour les finitions. Suis resté une heure seul dans les étages sombres à accrocher, qui se répondaient d’une salle à l’autre, des fragments de texte dans des petits cadres blancs. Et le long du couloir. L’exposition prenait forme progressivement et presque tout à fait. Du fait des circulations, des couloirs et des salles nombreuses, je ne parvenais pas à m’en faire une idée globale et cela rejoignait cette expérience pour moi fondatrice du monde qui échappe et dont on ne peut que prélever des fragments sur le parcours. J’espère que les visiteurs seront amenés à expérimenter ce dessaisissement. 250 m2 environ, sept salles ouvertes, vingt tableaux et sept petits formats sur papier, un quinzaine d’extraits de texte pour la plus part empruntés à ce récit/journal publié il y a plus d’un an maintenant chez publie.net.

Une exposition à rebours
Dans le TER Lille/Béthune, j’essaie d’écrire un peu les paysages traversés, travaillant à ce projet de livre (Livre comme unité continue faisan bloc.) qui me préoccupe depuis des mois. Un trajet, une fuite prolongée, le paysage vu en caméra subjective, quelque chose d’assez impressionniste, le plus possible défait de toute réflexion qui tenterait de prendre de l’aplomb ou de toute théorie qui serait comme un mouvement de recul sur les choses. Aller à gauche, aller à droite, emprunter un pont, rouler sur l’autoroute, s’arrêter faire le plein à une station essence. Dire ce qui est vu tel que c’est vu. Avec ce côté indéterminé d’une fuite sans horizon, seulement ressentir ce mélange d’indifférence, d’ennui et de plaisir, presque jouissance de la route, griserie calme, cette séparation d’avec le monde perçu s’esquissant derrière la vitre mêlée d’empathie avec un certain ordre : les mouvements circulaires et lents des astres. Livre difficile à écrire parce qu’il part de très peu, d’un scénario bien mince. D’une parfaite monotonie, les choses se répétant toujours : arbres, virages, perspectives, étendues, reliefs lointains, bâtiments. Le moins possible de réflexions profondes venant couvrir le regard, seulement des esquisses, quelque chose de très visuel. Au fond, c’est ce que je cherche aussi en peinture et à travers ces expositions. J’avais essayé avec le livre l’immeuble le tableau quelque chose qui, sous la base du fragment évoquait un journal avec ses petites réflexions venues de l’observation du monde, je cherche aujourd’hui quelque chose de plus tenu, comme une grande phrase, un livre dit par les yeux, à regarder plus qu’à lire. Une traversée. Parfois je le vois assez clairement ce petit livre dont on sortirait comme après un long voyage, un peu encore porté en avant, un peu tanguant et tout saoulé d’images. Un petit livre comme une courte séquence de film muet où l’on verrait défiler le paysage depuis le train.

On avait commencé par accrocher le grand tableau polyptique à la cimaise en bois. La batterie de la visseuse faiblissait et j’avais dû tout visser à la main. J’en conserve encore une ampoule . L’irrégularité du mur et le jeu du bois faisaient des jours entre les toiles : sur la longueur les cadres jointaient puis bayaient par endroit de plus de 5mm. J’ai glissé des morceaux de carton qui dans les fentes font ton sur ton et atténuent la gêne. Les salles sont dans l’ensemble assez pleines. Moi qui voyait à l’origine quelque chose de très épuré faute de tableaux, faute de temps, je suis le premier surpris d’être parvenu à habiter l’espace. Ça semble tenir. On a planté 50 clous, je me souviens de la semaine précédente passée à monter les cadres et les vitres, à emballer. 90 pitons à visser, 90 vis à passer dedans. J’en ai encore la peau usée et une encoche dans la pulpe du pouce lorsque j’y frotte l’index. On n’imagine rarement ce que c’est être artiste. Je voyais dernièrement encore un film qui évoquait le geste de peindre comme une fulguration géniale ; l’artiste, après quelques minutes de génie à lacérer la toile s’en retournant boire lascivement, traversant les mondes partout chez lui et à tout étranger. Une boulle de feu qui se consume en éblouissant. Personne à pensé que l’artiste pouvait avoir mal au dos d’avoir trop porté de tasseaux de bois. Mais une fois l’exposition accrochée, de tout ce laborieux, ce que l’on donne à voir en est lavé. Les tableaux sont au mur avec évidence, tout est très simple, l’artiste répond aux questions, accepte un verre, tout à fait détaché, libéral, rien ne laisse transparaitre l’artisan.

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