Ce soir, j'animerai un café économique dédié à la dette publique. Sujet ô combien médiatique et sensible ! C'est pourquoi, je ne pouvais m'empêcher de parler quelque peu du petit grand emprunt qui alimente l'actualité économique depuis de nombreuses semaines. Michel Rocard vient d'ailleurs de nous rappeler la mesure de la
chose, en déclarant sur France Info que "de toute façon, même à 20, 30, 35 milliards, ça sera un grand emprunt. Il est grand par le fait que le président de la République s'y implique
directement et personnellement, il est grand par son objet". Décidément, Monsieur Rocard n'a pas son pareil pour les déclarations politiques tonitruantes...
N'oublions pas, pour commencer, qu'il n'y a là rien de réellement nouveau. La France a une longue expérience des grands emprunts sous la Ve République, lancés à grand renfort de publicité. Ces
emprunts nationaux doivent servir à financer le développement du pays à des moments clés de l'histoire. Voyons brièvement certains d'entre-eux :
* Emprunt Pinay (pour la reconstruction du pays), du nom du ministre des Finances de l'époque. Lancé en 1952 à un moment où l'État ne réussissait plus à emprunter à long terme, il prit
la forme d'une obligation, de maturité 60 ans au taux nominal de 3,50 %, proposée aux ménages français. Pour s'assurer de la réussite de cette émission, cette obligation fut, en outre,
indexée sur l'or tout en étant exonérée de droits de succession et d'impôts sur le revenu. A ces conditions, le succès fut évidemment au rendez-vous, l'État réussissant à lever
4,28 milliards de francs nouveaux ! Pour la culture, le lecteur se doit de savoir que l'exonération des droits de succession donna lieu à tant d'abus que le gouvernement dut annoncé, en
1973, le remboursement ou la conversion obligatoire des emprunts Pinay.
* Deuxième emprunt Pinay en 1958, qui permit de lever 3,24 milliards de francs. Les emprunts Pinay coutèrent cher à l'État comme en témoigne le fait que certaines
obligations émises à 36 francs, furent remboursées jusqu'à 1880 francs en 1981!
* Emprunt Giscard d'Estaing pour faire face au choc pétrolier de 1973, et qui devait permettre, entre-autres, de compenser les pertes de recettes budgétaires. Il se révèlera
être un véritable gouffre financier. Il comportait, en effet, une clause d’indexation sur l’or (dite clause de secours) qui se mit en place après les accords de la Jamaïque en 1978. Or, à
cette date l'or atteignait des sommets. C'est ce qui explique que, au total, pour 7,5 milliards de francs emprunté sur 15 ans, l'état dut rembourser (en intérêts et capital) plus de 90 milliards
de francs, contribuant au passage à creuser davantage le déficit budgétaire qu'il était censé résorber...
* Emprunt Barre pour aider les victimes de la sécheresse, en 1977. Il ne fut plus indexé sur l'or mais comporta des clauses fiscales intéressantes pour les investisseurs.
* Emprunt Mauroy de 1983. Il s'agit, ni plus ni moins, que d'un emprunt obligatoire ! Tous les ménages payant plus de 5 000 francs d'impôt ou soumis à l'ISF durent prêter
à l'État 10 % du montant de leur impôt. L'État récolta de la sorte 14milliards de francs qu'il remboursa en 1986.
* Emprunt Balladur de 1993 pour, je cite, "envoyer un message de solidarité nationale et de confiance des Français à l'égard du pays". Lancé en pleine récession, il permit de
lever 110 milliards de francs, au lieu des 40 milliards prévus. il coûta plus de 2 milliards de francs de pertes de recettes fiscales liées aux réductions d'impôt offertes
pour faciliter le placement de l'emprunt, et 850 millions de frais aux intermédiaires financiers. Mais la catastrophe ne s'arrêta pas là. Edouard Balladur avait, en effet, pensé réduire le
coût de cet emprunt en offrant aux investisseurs la possibilité d'utiliser leur emprunt (émis à 6 %) pour souscrire aux actions des sociétés nouvellement privatisées. Excellente idée
d'ingénierie financière (que mes étudiants connaissent bien avec les ORA, OCA et autres), qui ne rencontra malheureusement que très peu d'écho, puisque seule une dizaine de milliards de francs
furent convertis. C'est pourquoi, à l'échéance en 1997, l'État remboursa plus de 96 milliards de francs !
Qu'en est-il du grand emprunt voulu par Nicolas Sarkozy ? Il servirait, selon Henri Guaino, à "des mesures complémentaires, de priorité nationale". Il fut annoncé lors du
discours au Congrès de Versailles le 22 juin. Quelques jours plus tard le Premier ministre qui semble servir parfois, annonçait la création
d'une commission de réflexion sur le grand emprunt, présidait par Alain Juppé et Michel Rocard qui forment depuis un couple politique pour le moins
surprenant et inimaginable il y a encore 10 ans. Le problème est que cette commission ne semble pas se mettre d'accord : ni sur les projets à financer, ni sur le montant à collecter. Il y
a trois mois, Henri Guaino évoquait un emprunt de 100 milliards d'euros (sic!), tandis qu'aujourd'hui, on parle de 30 milliards tout au plus. Bien entendu, les industriels redoublent,
incidemment, de projets nouveaux qui pourraient faire l'objet d'un financement par ce grand emprunt...
Mais ce qui me fait réellement douter de l'intérêt d'un tel emprunt, ce sont les conditions de marché actuelles. Elles sont excellentes depuis un moment, ce qui permet à l'Etat de se financer à
moindre coût. Dès lors, pourquoi faire appel au public, sachant pertinemment que cela coûtera plus cher : frais de publicité, commissions bancaires pour vendre les titres en agence, taux nominal
suffisamment élevé pour être attractif (on parle de 4 %...), éventuelles clauses d'indexation, etc.
Pour résumer, en s'adressant au public, l'Etat paiera plus cher que s'il s'adresse à des institutionnels ! Ainsi, en dehors de l'effet d'annonce politique (qui est d'ailleurs loin d'avoir suscité
une envolée patriotique comme au tant de Pinay), ce grand emprunt semble n'être qu'un artéfact dans la vie économique de notre pays...
N.B : la photo de ce billet est une publicité pour l'emprunt Pinay de 1952. Cliquez dessus pour l'agrandir et revivre le passé...