Encore une journée de finie. Une journée de boulot banale, comme d'habitude. Depuis plusieurs mois Roger se sentait déprimé, plus rien ne l'intéressait et lentement il glissait dans la déprime la plus complète. Au bureau il s'ennuyait à mourir et son travail il le faisait machinalement, par routine. Parfois il envisageait de changer de boîte, de faire un autre métier, mais avec le chômage qui régnait s'était risqué. Roger n'était plus très jeune et se reconvertir à son âge ce n'était pas une mince affaire. Et encore, s'il n'y avait que son travail ! Le soir quand il rentrait chez lui, la maison était vide. Roger était célibataire et vivait seul depuis bien trop longtemps, ce n'était pas un choix délibéré mais un concours de circonstances. Il n'avait jamais rencontré une femme qui l'intéresse assez pour pousser plus loin de brèves liaisons dont il sortait le plus souvent meurtri. Ayant du mal à donner, il recevait peu. Du coup les relations avec une éventuelle partenaire restaient superficielles. Alors il avait rayé les femmes de sa vie ; tout comme le cul-de-jatte ignore le football par impossibilité physique, Roger délaissait les femmes pour « incompatibilité intellectuelle ». Il le regrettait un peu, bien sûr, mais tant pis ! Et puis quand l'appel des sens était trop fort, il restait les professionnelles.
Ainsi petit à petit Roger songea au suicide. Après tout il ne lui restait aucune famille, donc il ne ferait de peine à personne. Evidemment il avait quelques amis, ou des relations pour être plus exact ; bof ! après deux ou trois jours de peine due à la surprise principalement, ils l'oublieraient. Il n'avait rien à offrir à son entourage, aucun message à délivrer à l'Humanité. Pourquoi s'emmerder à vivre plus longtemps dans ces conditions ? Et puis, il y avait peut-être un paradis après la mort ? En son for intérieur il était certain que non mais comme disait le philosophe Pascal, ça ne coûte rien d'y croire et ça peut rapporter gros.
Maintenant, le plus difficile c'était de trouver le meilleur moyen de se suicider. Les manières étaient nombreuses, bien peu réellement satisfaisantes. Par exemple le gaz, on ferme les fenêtres, on branche la cuisinière et hop ! ... Et hop ! On fait sauter tout l'immeuble. Faut pas déconner. Ce n'est pas parce qu'on veut en finir qu'il faut emmener ses voisins avec soi pour l'ultime excursion, surtout quand on ne pouvait pas les blairer. Donc le gaz ça n'allait pas.
La pendaison c'était trop sordide, franchement ça ne lui disait rien. Non, trois fois non ! La pendaison papa, ça ne se commande pas. Le poison c'était dégueulasse. Avaler tous ces trucs, les gargouillis dans l'estomac, beurk ! Pour peu qu'il se goure dans les doses, ça doit être horriblement douloureux. Les barbituriques, c'est le même problème. La noyade, avec un pavé autour du cou ça fait un peu charlot ! En plus il avait horreur de l'eau.
Un truc pas mal, c'est d'aller se crasher contre un camion avec sa bagnole, pied au plancher, la nuit, on fonce sur la route avec le lecteur de CD qui hurle un rock bien speed. Ca c'est chouette ! Mais, si à la dernière minute, il donnait un coup de volant pour éviter l'obstacle, l'instinct de conservation ça existe. La voiture se retourne, il est blessé et finit ses jours paralysé dans une chaise roulante, comme un légume...
Finalement le suicide est un moyen très aléatoire d'en finir avec la vie. On peut toujours dire qu'on va faire ci ou çà mais à la dernière seconde le réflexe de survie peut jouer et alors... ? Et alors, bon sang mais c'est bien sûr ! Il ne faut pas se suicider... mais se faire suicider ! Là c'est imparable.
Roger était heureux il avait enfin trouvé le moyen d'en finir. Il allait engager un tueur à gages qui n'aurait aucuns scrupules à le descendre du moment qu'il aurait touché son fric avant. Le tout était de trouver le tueur. Quand on habite les Etats-Unis comme Roger ce n'est pas vraiment un problème, il suffit d'ouvrir le journal et de lire les annonces. Encore faut-il avoir le bon journal ou la bonne revue, bien entendu. Les revues spécialisées ce n'est pas ce qui manque, rien que pour vous donner une idée, il y en a une qui ne publie que des photos couleur de meurtres ou cadavres réels, WET plus sympa, mais spécialisé dans les articles ayant un rapport avec l'eau, photos de salles de bains ou mémoires de plombiers. Tout un tas de trucs vachement passionnants. Bien entendu il y a des revues pour les obsédés des abris atomiques où on trouve des adresses pour acheter des conserves qui résistent aux radiations atomiques et tout ce qu'il faut savoir si on veut survivre dans son blockhaus après une guerre nucléaire.
Dans le cas de Roger, il lui fallait des magazines spécialisés dans les armes. On y trouvait des annonces pour engager des mercenaires qui iraient faire des guerres idéologiques en Afrique, ou bien des annonces plus vagues où des baroudeurs proposaient leurs services pour tout type d'intervention, rémunération en proportion du service rendu.
Roger repéra une annonce et écrivit une lettre courte et floue pour prendre contact. Finalement le correspondant se montra très compréhensif. Pour remplir son contrat l'homme exigeait une somme assez élevée mais pour Roger l'argent n'avait plus de valeur. Le tueur se proposait d'exécuter le contrat sous dix jours. Bien entendu le suspense serait intolérable, c'était l'inconvénient du procédé, aussi Roger décida-t-il de passer ses derniers jours ou ses dernières heures, il n'en savait rien, à boire et traîner dans les bars.
Un soir qu'il errait de boîtes en boîtes il échoua dans un night-club. Il commanda son nième bourbon de la soirée. A côté de lui, une fille était affalée au bar, éméchée et parlant toute seule, racontant sa vie à qui voulait l'écouter. Roger qui en tenait une bonne lui aussi se mêla à la conversation de la fille. Ils se racontèrent leurs petites misères en noyant leurs chagrins respectifs dans des alcools secs. La nuit était bien entamée, Roger ramena la fille chez lui. Bourrés comme ils l'étaient, à peine couchés ils s'endormirent comme des masses. C'est l'odeur qui réveilla Roger. Etonné, il regarda autour de lui, ça ressemblait à son appartement mais il y avait quelqu'un dans la cuisine qui préparait du café et des œufs sur le plat. Il avait un mal au crâne pas possible et ne se souvenait pas de la nuit passée.
Quand la fille entra dans la chambre avec le plateau du petit-déjeuner il n'en crût pas ses yeux. Elle était superbe, vêtue d'une de ses chemises, trop grande pour elle, comme seul vêtement. Elle semblait en pleine forme et lui versa une tasse de café comme si de rien n'était. Roger l'avala d'un trait avant de poser la première question. Avec l'aide de Jenny ils reconstituèrent leur soirée, leur dérive de bars en bars avant de finir par s'écrouler chez lui.
Jenny tout comme lui voulait mourir, c'est pourquoi il l'avait trouvée dans ce club où elle s'enivrait pour se donner du courage avant d'aller se jeter à l'eau. Un chagrin d'amour lui confia-t-elle. Mais maintenant, avec le soleil qui brillait, l'envie de mort était moins forte et moins urgente. Ils discutèrent longtemps, assis sur le lit, le plateau entre eux deux. La fille qui reprenait goût à la vie était plutôt rigolote et Roger la trouvait sympathique. Ils passèrent la journée au lit et une nuit encore. Le lendemain Roger se senti amoureux, prêt à tenter sa chance avec Jenny. Pour une fois qu'une fille lui plaisait réellement.
Roger se leva de bonne humeur pour sortir acheter du lait et des œufs pour le breakfast, Jenny dormait encore, le visage enfoui dans ses cheveux blonds.
En revenant de chez l'épicier, Roger s'arrêta dans une cabine téléphonique décidé à appeler le tueur. Il fallait annuler leur marché. Il n'aurait qu'à garder l'argent. Roger composa le numéro sur le cadran et c'est à cet instant que la paroi en verre bleuté de la cabine explosa sous l'impact de la balle de fusil.