Ouah, du prog rock qui n’aurait pas pris une ride ? L’affirmation était aussi audacieuse que s’il s’était agi d’affirmer que l’UDF était encore hype ! Enfin, du prog rock, je dis cela avec promptitude, je m’emballe, je m’emporte, non pas que je n’assume mon amour immodéré pour le genre et tout ce déballage de concept, de mellotron, d’inspiration foutrement fantastique et de mégalomanie rampante, mais je crois que l’unique album de Brian Davison, ex batteur des Nice, pourrait largement exister en marge du mouvement. Certes les morceaux sont longs mais au nombre de six, trois par face et deux d’entre eux font moins de quatre minutes. L’ajout d’un sax et d’un flûte rappellent peut-être la période John Barleycorn Must Die de Traffic (All In Time) ou les volutes dramatiques d’In The Court Of The Crimson King (Castle Sand) mais Every Which Way, littéralement « N’importe quelle route », brouille déjà les pistes. Nous qualifierons ainsi cet opus honteusement oublié de… Rock. Des cuivres donc, un piano électrique éthéré, des guitares acoustique et électrique enfin et surtout. Ces blues « ouverts », pas encore lyriques mais suffisamment absorbés pour plonger l’auditeur dans une contemplation labyrinthique, oui, ces morceaux libérés du temps exercent un réel pouvoir de fascination. Ils n’ont pas la complexité savante des suites progressives si chères à l’époque. En effet, Every Which Way sort en 1970 et à cette époque, les excès pompiers ne font pas encore loi. D’où le caractère inclassable du disque qui a sans doute contribué à l’envoyer, à peine sorti, dans les profondeurs amnésiques des bacs à soldes. Qu’importe. Nous tenons aujourd’hui la précieuse galette entre nos mains. L’image de cette colombe avec un rameau de cannabis (?) nous trouble par son traitement naïf, entier, plein, recouvrant la totalité de la pochette. Cette création libre peut-elle nous renseigner sur la musique que le disque renferme ? Cela est peu probable. Qu’importe à nouveau. Le disque déroule maintenant ses kilomètres de microsillons, l’air crépite, je parle ici en langage vinyle, c’est un feu réconfortant qui brûle aussitôt. Immatériel et spirituel. Cette impression dernière semble être la bonne. Il y a dans Every Which Way une tension palpable, une dramaturgie qui lui est propre. Tout un espace dilaté par le temps où le chat joue avec la souris, où la voix granuleuse et soul cherche, toise, défie le saxophone dont les feulements fluctuent lascivement. L’électricité n’est pas en reste. La guitare, volubile, quasi hendrixienne, se délie en long soli. Sans esbroufe ni virtuosité vaine. Bed Ain't What It Used To Be, What You Like et The Light sont les vecteurs de ses dialogues âpres et ombrageux. Il faut voir comment ces deux derniers morceaux s’enchaînent avec cohérence, alors que l’un n’est en aucun cas la suite logique de l’autre. Et pourtant. En chef d’orchestre rusé, vissé malgré tout à sa batterie, Brian Davison a su ménager des respirations, des titres resserrés se déclinant parfois sur des tempos plus enjoués comme Go Placidly. Aucun temps mort, tout est mesuré, peut-être l’urgence que l’on ressent lorsque l’on enregistre son premier album en craignant qu’il n’y en ait pas d’autres. Voilà pourquoi la formation donne tout, battant ainsi le rappel d’un rock mature, plus intellectuel mais encore brut, dépoli, à vif. Une élégance pudique, presque dissimulée. Cette émotion grave qui, d’une minute à l’autre, menace de nous submerger représente le fil d’Ariane du disque, son ossature artistique. Un parti-pris qui lui aura permis de traverser le temps, resurgissant aujourd’hui plus vibrant que jamais. Ici, point de chef-d’œuvre estampillé, encore moins de mention « super groupe ». Preuve que le rock peut se livrer sans vanité aucune. Every Which Way, n’importe quel chemin. En fait, un seul. Celui de l’humilité.