Le grand économiste
Péruvien Hernando de Soto a montré que bien des pays pauvres ne
pouvaient réellement prospérer faute d'un système d'enregistrement et
de transfert de la propriété performant. Mais aurait-il pu imaginer que
l'histoire incroyable qui suit se soit produite au sein de la
première puissance économique mondiale ?
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L'étude approfondie de la crise financière que nous vivons nous réserve parfois quelques surprises de taille. Dernière en date, une bombe juridique qui pourrait encore creuser les pertes des banques américaines, provoquée par une suite d'erreurs de jugement, de négligences, voire de fraudes, absolument ahurissantes.
Les bases du modèle "éclaté" du crédit
Rappelons quelques bases du modèle américain du crédit. Je vous ai parlé des techniques de titrisation avancées mises en place aux USA pour répartir les risques représentés par des portefeuilles de prêts, et comment ces techniques avaient été rendues indispensables par une succession de décisions historiques malheureuses, et désirables par une réglementation des fonds propres bancaires trop rigide, induisant des effets de seuil terribles pour leur rentabilité.
L’emploi de ces techniques, qui nécessitaient de rémunérer copieusement des intermédiaires financiers (tels que les grandes banques d’affaires de Wall Street), a été rendu possible par le différentiel élevé entre les taux, très bas, demandés aux banques par la réserve fédérale pour se financer, et le taux plutôt élevé, quoiqu’en baisse par rapport aux plus hauts des années antérieures, demandés aux emprunteurs hypothécaires. Ce sont ces écarts de taux ("spreads") élevés qui ont permis d’inonder le marché de produits financiers dérivés du crédit immobilier, et d’enrichir les intermédiaires qui écoulaient ces produits.
Concrètement, lorsque M. Joe contractait un prêt auprès de la banque Machin, ce prêt était ensuite racheté par la banque Bidule, souvent para-publique, comme Fannie Mae ou Freddie Mac, mais pas toujours, laquelle s’alliait avec un Lehman ou un Bear Stearns quelconque pour packager ces créances dans des fonds de placement appelés Mortgage Backed Securities (MBS), lesquelles émettaient à leur tour des obligations ("CDO" ou "CMO") auprès du public. Ces obligations étaient rémunérées en dessous de ce que le marché demandait aux emprunteurs qui achetaient leurs maisons, et la différence (le spread) permettait de payer tous les intermédiaires de la transaction.
Ce que j’ai appelé ce "modèle éclaté" du crédit, ou chaque acteur se fiche éperdument du risque qu’il fait courir aux autres pourvu qu’il vive dans l’illusion de limiter le sien, et touche son pourcentage, supposait donc des transferts de propriété entre établissements bancaires sur des créances fondées par des prêts immobiliers. Et qui dit transfert de propriété dit nécessité de tenir des registres irréprochables. Sans système de propriété formelle, pas de développement économique, comme l'a montré empiriquement Hernando De Soto dans son ouvrage majeur, "le mystère du capital".
Autrement dit, lorsque la "banque machin", prêteur direct, revendait tout ou partie d’une créance gagée par un bien immobilier à la banque bidule, le "prêteur de second niveau", il fallait que l’équivalent américain des registres du cadastre et des hypothèques, aux USA, les "county Clerks", puissent avoir une trace valide de cette transaction, pour pouvoir certifier que "Bidule" devenait le créancier de M. Joe, et que la maison de M. Joe servait de garantie à la banque Bidule.
On ne badine pas avec la propriété !
Et là commence le gag, relaté par Gretchen Morgenson, dans le New York Times du 26 septembre dernier.
Aux Etats Unis, jusqu'à la fin du siècle dernier, lorsqu'une propriété changeait de mains, le county clerk enregistrait les changements affectés à la propriété: possesseur, mais aussi hypothèques associées et autres servitudes.
Seulement voilà, dans leur quête effrénée d'argent facile, Fannie Mae, Freddie Mac et de nombreuses banques privées ont estimé qu'en période de boom immobilier, de tels enregistrements coûteraient trop cher. Il est vrai qu'ils ont fait ce constat en 1997, quand la titrisation "avancée" commençait tout juste et quand les écarts entre taux fédéraux et prêts individuels laissaient moins de marge de maneouvre.
Ils ont donc créés une sorte de groupement interbancaire, le MERS, Mortgage Electronic Registration System, qui a enregistré les transactions sur les propriétés hypothéquées en lieu et place des banques qui rachetaient les créances pour les revendre comme obligations sur les marchés financiers. La procédure a permis aux banques d'économiser 1 Milliard de $ en 2007 sur les frais de gestion. Les banques estimaient que l'enregistrement au MERS des transactions rendaient inutile l'enregistrement notarié traditionnel. Grave erreur ! Dans un état de droit, badiner avec la propriété peut être dangereux.
Lorsque les procédures de faillite ont commencé à affluer, le MERS s'est chargé du suivi des faillites. Problème: le MERS n'est pas propriétaire des créances mais seulement intermédiaire d'enregistrement, et la cour suprême du Kansas vient de statuer qu'il n'avait aucun droit à faire valoir sur les propriétés qui servaient de collatéral aux MBS. Si ce jugement venait à être confirmé en appel au niveau national, ce seraient donc les banques propriétaires réelles des créances douteuses qui devraient faire valoir leurs droits, alors qu'elles n'y sont pas préparées. Certes, le jugement ne s'applique qu'à l'état du Kansas, mais il est évident que tous les avocats de familles en forclusion vont s'engouffrer dans la brèche dans tout le pays si le jugement est confirmé nationalement.
La dérive du MERS...
A ce stade, la situation des banques émettrices de MBS serait déjà grave. Mais le jugement va plus loin, en estimant que le défaut d'enregistrement de l'hypothèque auprès d'un notaire par la banque plaignante ne lui permettait pas de se substituer au MERS pour réclamer sa part de la vente de la maison forclose.
Autrement dit, les banques fautives, prêteuses "de second niveau", vont devoir demander aux contractants de premier niveau, de fournir à nouveau les documents nécessaires pour enregistrer, des années après, les transferts de créance auprès de ces bons vieux "county clerks". Sauf que...
Sauf qu'il semblerait que du côté des banques prêteuses de premier niveau, dont les prêts ont été souvent octroyés via des "courtiers", la conservation de la paperasse n'ait pas été le point fort, une fois les prêts revendus, pour ne pas dire "fourgués" aux pigeons de Fannie Mae et Freddie Mac, ou d'autres. Si on ajoute qu'un certain nombre de ces établissements ont été tout simplement liquidés, on imagine l'émoi que le jugement du Kansas a provoqué dans le milieu bancaire : il y a 60 millions de prêts de second niveau dont le MERS a été l'intermédiaire. Ouch !
Selon des juristes cités par Mme Morgenson, l'affaire est très sérieuse, et pourrait mettre à terre toute la logistique bancaire autour du système MERS.
Des négligences ahurissantes
Mais ce n'est pas tout. Au delà de cette incroyable suite de négligences collectives, il semblerait qu'il faille ajouter de nombreux cas de fraude ou, à tout le moins, d'autres négligences tout aussi coupables.
Selon Matt Taïbi, repris par Susan Trimbath, professeur d'économie et directrice de fonds d'investissement, la "paperasse" de 58% des MBS émises par Goldman Sachs serait tellement lacunaire que la documentation des MBS ne permettrait pas la localisation exacte des propriétés citées comme collatéral. Pire encore, on a vu, devant certains tribunaux, deux banques se déclarer ayant droits pour le même prêt. Et certains auteurs affirment que des cas de fraude similaires ne touchent pas que GS. Toutes ces informations méritent d'être vérifiées, mais les affaires judiciaires existent bel et bien. Le Juge Sam Bufford et l'avocat Glen Ayers recensent dans une étude pour une firme du Texas (au format google doc, reprise in extenso par plusieurs blogs dont celui ci) quelques uns de ses cas, et voici sa conclusion:
The cases cited illustrate enormous problems in the loan servicing industry. These problems arise in the context of securitization and illustrate the difficulty of determining the name of the holder, the assignee of the mortgage, and the parties with both the legal right under Article 3 and the standing under the Constitution to enforce notes, whether in state court or federal court.
Bref, pas étonnant que le marché soit prêt à payer moins de 20 cents par dollar nominal un tel papier. Certains juristes estiment aujourd'hui que tous ces défauts de tenue de registres rendrait caduques 1/3 des liens contractuels entre prêts et MBS ! Autrement dit, dans "MBS", il faut supprimer le "M".
Quelles sont les leçons de cette histoire ?
Et qui, aujourd'hui, est le principal dindon de la farce ? Le contribuable américain, du moins celui qui ne s'est pas sur-endetté, qui à travers le plan TARP, et les rachats de MBS par la FED avec de la monnaie créée ex nihilo, supporte l'intégralité du risque de ne voir les dettes des emprunteurs jamais remboursées. La FED, a elle seule, à racheté 1,28 Milliers de milliards de dollars d'actifs dits toxique, dont une part importante de MBS...
Parce que gagner de l'argent était devenu trop facile d'une part, du fait des écarts de taux permis par la politique de monnaie bon marché de la FED, mais aussi et surtout parce que la certitude de pouvoir compter sur l'appui de l'état en cas de problème grave, à travers les garanties données à Fannie Mae et Freddie Mac d'une part, et à travers les preuves de soutien maintes fois fournies aux banques par l'état (crise des Saving and Loans de 89, ou du fonds LTCM en 1998), rendait les banquiers extrêmement avides de prendre des risques avec l'argent de leurs actionnaires et des épargnants, l'affaire des hypothèques mal enregistrées pourrait donner le coup de grâce à de très nombreuses banques qui n'avaient pas besoin de cela. Il faudra suivre les résultats des actions judiciaires en cours pour savoir si le bâton de dynamite va exploser dans les mains des banques.
A part son caractère involontairement comique, cette histoire, qui implique en apparence uniquement des partenaires privés (malgré le lien unissant Fannie et Freddie à l'état, elles ont dans cette affaire agi en tant qu'entités privées), pourrait donner du grain à moudre à tous ceux qui estiment qu'il n'y a pas assez de régulation bancaire. Ce serait une erreur d'analyse flagrante.
Les réglementations bancaires étaient au contraire omniprésentes. Ce sont ces réglementations qui ont abouti à orienter le choix des banques américaines vers ce terrible modèle "éclaté du crédit" (voir ces deux articles, 1 – 2 ) dont on découvre aujourd'hui un nouvel aspect pervers, au contraire des banques françaises, par exemple. Ce sont ces réglementations et interventions sur le marché du crédit qui ont induit une culture de l'argent facile, bon marché pour les banques, et ce sont ces réglementations qui ont favorisé l'explosion de techniques de titrisation permettant de noter les produits financiers en complet décalage avec la réalité du risque sous-jacent.
Comme je l'ai écrit ici (mais en anglais, il faut que je songe à le traduire...), dans un marché libre où l'état se contenterait de faire respecter le droit de propriété et de punir les fraudeurs enfreignant des principes simples d'honnêteté et de transparence, les mécanismes de sécurité inhérents au marché auraient permis de réguler, par la contrainte des taux d'intérêt et de la faillite, les comportements, en sanctionnant les mauvais joueurs par des pertes précoces.
Mais à partir du moment où le cadre institutionnel mis en place par l'état incite certains acteurs à croire que leur limite de risque est artificiellement lointaine, voire que la garantie du contribuable couvre leurs éventuelles méconduites, alors la tendance naturelle de l'homme à vouloir se faciliter la tâche pour un résultat donné, génératrice de négligences graves et de fraudes, reprend le dessus. Et là... Cela nous donne la crise actuelle, Fannie Mae et Freddie Mac, AIG, Lehman, et maintenant l'affaire MERS et sa cousine des hypothèques mal enregistrées.
Bailout ?
Ces révélations rendent encore plus immoral le sauvetage des banques coupables de tels errements par l'état et les contribuables américains. Comme Luigi Zingales, Kevin Dowd, ou moi même (dans l'AGEFI) et sans doute bien d'autres l'avons écrit, la seule façon morale de sauver les banques est d'enregistrer toutes les pertes, et de convertir au passif les dettes des banques fautives en actions. Ces échanges dette contre capital feraient souffrir toutes les parties prenantes du financement des banques fautives, ce qui serait tout à fait normal, et obligeraient les nouveaux actionnaires à sérieusement resserrer les boulons d'une gestion plus que défaillante pour essayer de récupérer leurs billes en bourse au bout de quelques années.
Au lieu de cela, donner l'argent du contribuable à des établissements ayant fait preuve d'une telle incompétence, est plus qu'une erreur économique, c'est une faute morale grave. Tout porte à croire que de ce fait, les vraies leçons de ces épisodes financièrement dramatiques ne seront pas retenues. Les portes de la crise 2.0 restent grandes ouvertes !
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Tous mes articles précédents sur la crise peuvent être retrouvés dans ce dossier spécial
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