Juger constitue assurément un exercice singulier. Cette singularité rend parfois difficilement compréhensibles certaines solutions dégagées par le juge administratif, en particulier lorsque les faits à l’origine du litige sont dramatiques. C’est non la raison, mais le coeur qui parle. A la lecture d’une récente décision de la cour administrative d’appel de Marseille1, les bras m’en sont tout simplement tombés. Et c’est avec le front que je continue de taper sur le clavier.
Un rapide exposé des faits s’impose, à cet égard.
Un époux, et père de famille, a été pris d’un malaise à son domicile. Sa famille a immédiatement sollicité l’intervention de son voisin, médecin, des pompiers et du service d’aide médicale urgente (SAMU). Pour une raison (hélas) inconnue, l’intervention de ce dernier, initialement mis en alerte, a toutefois été différée à la suite d’une conversation entre le médecin régulateur et le médecin présent sur place. On sait l’importance vitale que revêt la rapidité d’intervention du SAMU.
La victime est décédée peu après, dans le véhicule des pompiers, malgré l’intervention du SAMU, à nouveau sollicitée.
Intimement persuadée qu’une faute a été commise dans la prise en charge de la victime, tardiveté qui lui aurait coûté la vie, la famille intente un recours devant le tribunal administratif de Nice tendant à ce que le centre hospitalier intercommunal de Toulon-La Seyne-sur-Mer soit condamné :
- à verser à chacun des membres de la famille la somme de 50.000 euros en réparation du préjudice moral et psychologique qu’ils ont subi à la suite du décès de leur époux et père, et de l’impossibilité dans laquelle ils se sont trouvés d’apporter la preuve d’une ou d’erreurs commises lors de ce décès,
- et à verser la somme de 300.000 euros à l’épouse en réparation de son préjudice économique lié au décès de son mari et à l’impossibilité où elle s’est trouvée de prouver qu’une ou des fautes ont été commises et d’en obtenir réparation.
Par jugement en date du 20 avril 2007, le tribunal administratif de Nice a rejeté leur demande tendant à la réparation des préjudices résultant pour eux de ce décès, et de la disparition des bandes d’enregistrement des conversations téléphoniques échangées ce jour-là entre le médecin régulateur et l’épouse du défunt, et entre le médecin régulateur et leur voisin médecin intervenu sur place.
Tous les discours seraient vains et une large reproduction de la décision suffit à montrer éloquemment les péripéties et absurdités de cette affaire :
« Considérant qu’il résulte des procès-verbaux d’audition réalisés dans le cadre de l’instruction ouverte sur les faits de destruction de preuve auprès du Tribunal de grande instance de Toulon que les conversations téléphoniques relatives à l’intervention du SAMU lors du malaise dont a été victime Y ont été effectivement enregistrées, dès lors que des médecins du service ont pu procéder, par la suite, à l’audition de cet enregistrement ; qu’il résulte également de l’instruction que le centre hospitalier de Toulon, qui avait, dans un premier temps, refusé de communiquer ces enregistrements à Z lorsqu’elle en a fait la demande, en invoquant successivement différents motifs, a indiqué à l’intéressée, en mars 2003, qu’il n’était pas en mesure, malgré un avis en ce sens rendu par la commission d’accès aux documents administratifs, de lui faire parvenir ces documents, dès lors que ces enregistrements avaient été détruits ; que les requérants soutiennent que la destruction des bandes d’enregistrement litigieuses est fautive ; qu’en défense, le centre hospitalier intercommunal de Toulon-La Seyne-sur-Mer fait notamment valoir qu’aucune faute ne saurait lui être reprochée, dès lors qu’aucun texte législatif ou réglementaire n’imposait la conservation de ces cassettes ; qu’il appartient à la Cour, qui ne saurait être regardée comme relevant ce faisant d’office un moyen, de répondre au moyen de défense ainsi opposé par le centre hospitalier ;
Cet enregistrement a été écouté. Il a fait l’objet de plusieurs demandes restées infructueuses, pourtant autorisées par la commission d’accès aux documents administratifs. Mais parfois l’administration hospitalière n’en fait qu’à sa tête. Qui a détruit cet enregistrement ? On ne le saura probablement jamais.
Considérant qu’aux termes de l’article 1er de la loi n° 79-18 du 3 janvier 1979, repris depuis aux articles L.211-1 et L.211-2 du code du patrimoine : Les archives sont l’ensemble des documents, quels que soient leur date, leur forme et leur support matériel, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé dans l’exercice de leur activité. La conservation des archives est organisée dans l’intérêt public tant pour les besoins de la gestion et de la justification des droits des personnes physiques ou morales, publiques ou privées, que pour la documentation historique de la recherche. ; qu’aux termes de l’article 3 de la même loi, repris à l’ article L.211-4 du même code : Les archives publiques sont : a) Les documents qui procèdent de l’activité de l’Etat des collectivités territoriales des établissement et des entreprises publiques (…) ; qu’aux termes de l’article 4 de ladite loi, repris à l’article L.212-3 dudit code : A l’expiration de leur période d’utilisation courante par les services, établissements et organismes qui les ont produits ou reçus, les documents mentionnés à l’article L.211-4 et autres que ceux mentionnés à l’article 3 font l’objet d’un tri pour séparer les documents à conserver et les documents dépourvus d’intérêt administratif et historique, destinés à l’élimination. La liste des documents destinés à l’élimination ainsi que les conditions de leur élimination sont fixées en accord entre l’autorité qui les a produits ou reçus et l’administration des archives ; qu’aux termes de l’article 16 du décret n°79-1037 du 3 décembre 1979 : Lorsque les services, établissements et organismes désirent éliminer les documents qu’ils jugent inutiles, ils en soumettent la liste au visa de la direction des Archives de France. Toute élimination est interdite sans ce visa. ;
Considérant que l’enregistrement des échanges téléphoniques entre le médecin régulateur du SAMU et ses interlocuteurs constitue un document produit par l’hôpital dans l’exercice de son activité ; que, procédant de l’activité d’un établissement public, ce document présente le caractère d’une archive publique ; que sa conservation et son éventuelle destruction étaient dès lors régies, contrairement à ce que soutient le centre hospitalier en défense, par les prescriptions susmentionnées ; qu’il est constant que si les bandes d’enregistrement en cause ont été détruites, cette destruction est intervenue en dehors desdites prescriptions ; qu’il suit de là que, sans qu’il soit besoin de rechercher si ces documents faisaient ou non partie du dossier médical de Y, et si leur destruction présentait ou non un caractère intentionnel, les consorts X sont fondés à soutenir que cette destruction était fautive ; que cette destruction est d’ailleurs intervenue dans un contexte où le centre hospitalier avait parfaitement connaissance de l’importance que revêtait, aux yeux des requérants, la conservation de ces documents dont la communication lui avait été demandée à plusieurs reprises dès le mois de juin 2000 ;
Classiquement, le caractère d’archive publique dudit document se déduit du statut juridique de droit public de l’établissement qui en est le détenteur. Le tribunal reconnaît le caractère déterminant que l’enregistrement emportait aux yeux des requérants.
Mais, c’est là que tout se gâte :
Considérant toutefois que la destruction de ces bandes d’enregistrement, intervenue postérieurement au décès de Y, ne saurait en aucune manière être à l’origine du décès de ce dernier ; qu’en l’absence d’un lien de causalité, entre la destruction fautive des bandes d’enregistrement et la mort de Y, les conclusions présentées par les consorts X tendant à la réparation de leur préjudice moral consécutif à ce décès, et les conclusions présentées par Mme X et tendant à la réparation de son préjudice économique résultant de la perte de son époux ne peuvent qu’être rejetées ; qu’il en va de même des conclusions présentées par la caisse primaire d’assurance maladie du Var ;
Considérant qu’il n’est pas davantage établi que la destruction de ces cassettes ait fait perdre aux consorts X une chance d’établir l’existence d’une ou de plusieurs erreurs médicales ; qu’ils ne sont, par suite, pas fondés à demander réparation de ce préjudice hypothétique ; qu’elle les a simplement privés d’un élément d’information déterminant pour la connaissance des conditions dans lesquelles s’est déroulée l’intervention des secours le jour du décès de Y ; qu’il sera fait une juste appréciation du préjudice qui a résulté pour Mme Evelyne X, M. Philippe X, et M. Jérôme X de la contrariété éprouvée et des troubles et désagréments divers ayant résulté pour eux de la carence de l’hôpital dans la conservation de ces bandes d’enregistrement en condamnant le centre hospitalier intercommunal de Toulon-La Seyne-sur-Mer à payer à chacun d’entre eux à ce titre la somme de 500 euros ;
Considérant qu’il résulte de ce qui précède que Mme X et autres sont fondés à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le Tribunal administratif de Nice a rejeté la totalité de leur demande ; »
La destruction des cassettes, nous dit la cour d’appel, ne prouve pas la perte d’une chance d’établir l’existence d’une ou de plusieurs erreurs médicales. On croit rêver !
Est-il besoin de rappeler que la perte de chance est un préjudice particulier en ce qu’il n’est pas la situation finale et qui tient à la disparition d’un aléa ? Les conditions nécessaires et suffisantes sont un enjeu aléatoire, un fait générateur et la disparition de l’aléa.
L’enjeu aléatoire réside dans l’intervention du SAMU qui aurait pu peut-être (d’où l’aléa) sauver la victime s’il avait fait preuve de plus de célérité, auquel cas une (ou des) erreurs aurai(en)t été commise(s). Le fait générateur consiste dans la destruction des enregistrements, dont la cour d’appel elle-même a reconnu le caractère fautif. La disparition de l’aléa, c’est tout simplement la disparition de la possibilité de prouver qu’une erreur médicale a pu être commise.
Au lieu de se tenir à cette définition classique enseignée dans les Facultés de droit, les juges de la cour administrative d’appel ont préféré recourir aux euphémismes consacrés, tels que « contrariété », « troubles et désagréments ».
Des borborygmes dont la Justice ne sort pas grandie. Gageons qu’un pourvoi en cassation a été déposé.