Ceci est le compte-rendu d'une conférence donnée le 15 octobre par Patrick Viveret à Cluny, organisée conjointement par l'Université Rurale du Clunisois et le réseau COOPERE 71.
Patrick Viveret, philosophe et essayiste, a participé à de nombreuses études portant sur l’évaluation des politiques publiques (1988), le développement durable, la notion de richesse (rapport « Reconsidérer la richesse », 2000/2002, commandité par le gouvernement Jospin).
La méthode actuelle de comptabilisation de la richesse au niveau des nations est issue d’une logique de production industrielle développée après la seconde guerre mondiale. La comptabilité nationale valorise la production industrielle, par définition ce qui est quantifiable en numéraire, ce qui a une valeur marchande. Elle ne différencie pas entre les productions intrinsèquement bénéfiques et les productions qui sont la cause de destructions préalables (par exemple les nettoyages après marées noires, les réparations d’accidents, etc..). Ce qui a pour conséquence qu’une forte augmentation du PIB peut n’avoir aucune corrélation avec un indice de satisfaction de la population (les catastrophes naturelles ayant un impact positif sur le PIB).
P. Viveret parle de « l’obsession quantophrénique » pour illustrer la surabondance d’information quantitative que génèrent les indicateurs classiques, avec en même temps un déficit d’information qualitative et un manque d’informations quantitatives pertinentes permettant de mieux approcher la réalité de la situation. Par exemple la question du « hors-bilan » au cœur des grands scandales (Enron, World Com, Parmalat…).
Il constate également que le système monétaire et bancaire est devenu « systémiquement instable » avec, selon le FMI, 167 crises monétaires et 96 crises bancaires depuis 25 ans.
Ce constat mène au développement de nouveaux indicateurs de richesse, non uniquement basés sur des flux monétaires. Il est nécessaire, par exemple, d’illustrer les découplages suivants :
-richesse monétaire et richesse sociale
-économie spéculative et économie réelle
-impact écologie et croissance
Une nouvelle approche doit remettre la question démocratique au centre du débat, doit pointer les alternatives possibles, et doit reconnaitre le double droit de compter autrement, ou de ne pas tout compter.
Exemple de nouvel indicateur : l’indicateur de développement humain, qui est la moyenne de trois indicateurs : PIB par habitant en équivalent parité de pouvoir d’achat, espérance de vie à la naissance et niveau d’instruction.
Autres exemples parmi ceux cités par P. Viveret :
-Iph : pauvreté humaine (variantes pvd et pd incluant probabilité de décès avant 60 ans, illettrisme, %de personnes en dessous du seuil de pauvreté, % chômeurs de longue durée)
-Indice de santé sociale, basé sur 16 variables élémentaires relatives aux enfants (mortalité, maltraitance, pauvreté), aux adolescents (suicide, drogues, abandon études, mères adolescentes), aux adultes (chômage, salaire, couverture assurance maladie), aux personnes âgées (espérance vie à 65 ans, pauvreté des plus de 65 ans) et aux délits violents, accidents routes, logement, inégalités revenus
La comparaison de l’indice de santé sociale et du PIB montre un net découplage à partir de 1975, le PIB grimpant et l’ISS descendant en effet miroir.
P. Viveret présente ensuite un « tableau de bord du développement soutenable » permettant de visualiser les différents indicateurs pays par pays, et le début des indicateurs territoriaux tel que l’Indice de Développement Humain appliqué au Nord Pas de Calais et en Belgique.
De nouvelles approches voient le jour au niveau national et international, telles que le colloque du Conseil de l’Europe sur l’implication des citoyens, le réseau des villes soutenables brésiliennes ou l’expérience de Mulhouse.
Reconsidérer la richesse implique de reconsidérer la monnaie, et notamment les travaux d’experts tels que Bernard Lietaer (ancien directeur de la banque centrale belge) qu’illustre le projet « Terra » pour une monnaie mondiale de développement durable, à intérêt négatif pour privilégier les investissements à long terme.
Au niveau local, P. Viveret cite quelques exemples parmi les nombreuses expériences en cours aujourd’hui :
-Aux Etats Unis : des monnaies locales comme Ithaca
-Des systèmes d’échanges à base temps
-Le fureai kippu au Japon
-Des monnaies régionales en Allemagne
En France, le projet SOL expérimenté dans cinq régions (Bretagne, Ile de France, Nord Pas de Calais, Rhône Alpes, Alsace) se compose de trois sous-éléments :
-Le SOL Coopération, monnaie fondante d’achat et d’échange au sein d’un circuit d’entreprises et de personnes qui partagent des valeurs communes.
-Le SOL Engagement, pour des échanges de temps sur des activités répondant à des besoins sociaux sur un territoire (proche SEL ou Time Dollars)
-Monnaie SOL, émise par les collectivités territoriales, CCAS …Outil d’aide sociale portant des valeurs de développement humain et soutenable.
Les monnaies sociales régionales et la monnaie mondiale type Terra permettent de contourner, par le bas et par le haut, les blocages inhérents au système monétaire actuel et de faire ressortir les « richesses invisibles » telles que le capital social de la vie associative, le patrimoine naturel, les activités domestiques et la qualité du vivre ensemble.
Le mieux-être sur lequel cette nouvelle approche doit déboucher peut se décliner comme le passage du travail au métier, de l’éducation distincte de la formation, de la retraite à l’activité choisie. Elle doit s’accompagner de politiques publiques du « temps de vie » et d’une qualité démocratique non réductible à une simple délégation de pouvoir mais basée sur l’intelligence collective.