Poezibao continue son exploration de quelques numéros récents de revues de poésie et propose aujourd’hui dans l’anthologie permanente trois poètes kurdes. Les poèmes sont extraits d’un substantiel dossier consacré à la poésie kurde par la revue Action Poétique.
L’ouverture aux littératures étrangères est un des points forts des revues qui sont souvent les premières à introduire tel ou tel écrivain en France. A ce titre également, leur rôle est fondamental.
Action poétique, abonnement 1 an, quatre numéros, 45 €, 36, rue de Raspail, 94200 Ivry-sur-Seine.
1. Zana Xelîl, extraits de L’Europe et les larmes rouges des prophètes
Adam
Une assiette couverte des restes du marché
Et au-dessus des kilos de pommes Aldi
Lui est allongé sur un tapis de lune
Il attend l’aide sociale
Son travail régulier ne leur suffit pas
A lui et ses enfants.
Caïn
Travaille toute la semaine au noir dans une charcuterie
A la fin de la semaine il s’empare d’un couteau
Et s’en prend à tout le monde
Noé
Sur internet : un passeur perd son chemin, le mauvais temps,
Et, dans un reportage sur la BBC, je vois un climatologue dire que l’arche
A pris la direction de l’Europe avant d’être déviée violemment
Par le déluge et les satellites montrent que le capitaine installé
Dans la petite cabine fume du hash avec un verre de raki
Et jette de temps en temps un coup d’œil vers le ciel :
Dieu quand donc les colombes arriveront-elles ?
Abraham
Au cours ‘une réunion anti-immigration l’Union Européenne
Brandit le doigt et proclame : il ne faut jamais
Que ce monsieur s’installe en Europe
Car si déjà il a égorgé son fils,
Qu’est-ce qui fera ici ?
•••
2. Terze Caf, extraits de Portraits de la ville
Premier portrait
Au pied du mont Gwéje, face à la route de Heware
Berze, un tout petit village timide, craintif,
Un châle de boue sur ses épaules,
Contemple les bottes gigantesques
Et sans peur de la ville !
Deuxième portrait
Sur la route de Dokan,
Toute une série de magasins,
Face à face, ils affichent tous
Une enseigne de poissons,
Tous, aussi, affichent
Poissonnerie, c’est le nom
Et, tous, vendent de l’essence !
Sixième portrait
Un chat blanc, au milieu de la chaussée,
En début de soirée, face aux klaxons
Des voitures, reste figé, à un mètre
Et demi de son copain écrasé
Par les voitures.
•••
3. Ferhad Pîrbal, extraits de Quarante quatre définitions de l’exil
1)Un tourbillon t’emporte.
[...]
3) L’enfer.
4) Métamorphose.
5) Contraint de se prendre pour un autre.
[...]
10) Délaissé, sans le sou, à Campo Santa Margarita, une soudaine envie de pleurer.
[...]
15) À minuit, embrasser un arbre isolé sur le bord de la route.
[...]
22) La maladie d’attendre, perpétuelle, attendre, attendre, une lettre.
L’envie toujours d’écrire, toujours, toujours, une lettre.
[...]
25 Être jaloux d’un chien norvégien.
[...]
27) « Porc noiraud ».
Revue Action Poétique, n° 197, dossier Dix poètes kurdes, pp. 22, 29 et 37.
•Zana Xelîl est né en 1976, à Erbîl, où il vit actuellement après une période d’exil en Allemagne. Il a publié h uit livres de poèmes et deux recueils
•Terze Caf est née en 1972, elle vit à Erbîl. Elle est journaliste et traductrice. Elle a publié deux livres de poèmes.
•Ferhad Pîrbal est né en 1961 à Erbîl, où il demeure. Il a fait une partie de ses études à Paris. Critique littéraire, il est professeur d’esthétique à l’Université d’Erbîl. C’est une personnalité marquante de la vie culturelle et intellectuelle du Kurdistan d’Irak.
Extrait de l’introduction d’Henri Deluy :
« [...] Je déploie une carte du monde. Erbîl, oui, je vois. Le Kurdistan, oui, je vois, et je sais qu’il est en plusieurs morceaux. Les Kurdes, oui, je sais quelque chose des Kurdes : ce sont des Iraniens pas Iraniens, ce sont des Turcs par Turcs, ce sont des Irakiens par Irakiens, ce sont des Syriens pas Syriens, ce sont des Libanais pas Libanais, ce sont des Allemands pas Allemands, ce sont des Français pas Français. Ce sont des Kurdes. Les divisions territoriales n’y peuvent rien : les Kurdes existent. (Revue Action Poétique, n° 197, p. 14)