The great gig in the sky
Il est des auteurs que l'on a envie de traiter de tous les noms tant le trou noir qu'ils nous ont légué en partant, immense, ne serait être comblé par quiconque, par quoi que ce soit. & de manière bien plus égoïste (mais est-il encore besoin de le préciser ?) on est là, à se lamenter sur tout ce qu'ils auraient encore pu écrire & qu'ils n'écriront plus jamais. Durant mes années de fac j'avais déjà ressenti ce genre de caprice à propos de John Kennedy Toole & de sa Conjuration des Imbéciles. Aujourd'hui, & même si David Foster Wallace nous a laissé bien plus encore & à venir (l'immense Infinite Jest n'est toujours pas disponible pour le lecteur francophone), l'on ne peut s'empêcher d'avancer dans les pages, déjà précieuses, de ce roman inaugural sans ressentir une lourde peine, une tristesse qui habitait déjà ici, bien avant que l'on n'y pénètre & qui attend avec une patience infinie que la dernière page soit tournée. On est toujours à la recherche d'une cachette où être triste & comblé sans se sentir ridicule. Il se trouve que je viens de vivre une semaine d'une parfaite solitude avec, pour seuls compagnons, l'écriture irrémédiablement empathique de David Foster Wallace & quelques poses aménagées en ballades rendues éminemment mélancoliques par une bande son choisie avec soins & par la capacité protéiforme de la forêt à vous faire sentir si, si petit. Durant une semaine La Fonction du Balai fut cette cachette.
Mais par où tripoter une telle masse jubilatoire ? Sincèrement, je n'en ai pas la moindre idée, & de savoir qu'il ne s'agit là que du premier élan d'un auteur génial , disparu bien trop tôt [1] , ne m'aide pas plus que ça à faire un choix. Suivre, tant bien que mal, le cours confus de mes notes semble être le meilleur moyen de décrire de timides cercles autour cette vaste blague. Je voudrais vous parler de tant de choses à la fois que ça en deviendrait presque obscène. Je pourrais commencer par une découverte tout à fait intéressante qui a ensoleillé ces dernières journées, à savoir que, j'en suis presque certain maintenant, Shéhérazade est en fait un éditeur raté, presque chauve, névrosé, amoureux fou, amoureux jusqu'à l'impossible & qui habite l'Ohio. Rick Vigorous m'est profondément sympathique pour une quantité biblique de raisons & j'ai eu parfois envie de me dire que le véritable centre invisible de ce livre c'était lui & pas cette Lenore Beadsman avec ses Converses & ses gros nichons. Non. Personne d'autre que lui & son incroyable incapacité à maîtriser tout le sens qui fait du monde où il vit un traquenard de conventions sociales & sentimentales. Un écosystème des plus inhospitaliers. Le malheur des hommes vient du fait qu'ils sont incapables de rester peinards dans leur chambre. Comment ne pas adhérer à cette nouvelle pascalerie [2], moi qui considère la mienne comme le seul univers cohérent que je connaisse. Mais il a aussi parfois été extrêmement difficile & pitoyable de m'identifier à ses égarements, me rappelant quelques instants douloureux d'une relation où les mots qui sortent d'une bouche paniquée n'arrivent jamais vraiment à exprimer ce que l'on voudrait dire. Il est clair, qu'à un moment donné, certains d'entre nous sont dépossédés du verbe lorsque celui-ci est confronté à l'émotivité suraiguë de sentiments bien trop forts pour être conquis. Comment garder la main lorsque tout fout le camps sans que l'on puisse y changer quelque chose ? En racontant des histoires ? Raconter des histoires, Rick Vigorous ne peut rien faire d'autre. David Foster Wallace faisait ça très bien. Mais il semblerait bien que cela n'ait pas suffit, pour l'un comme pour l'autre.
La fonction de la fonction du balai
Selon mon petit doigt wittgensteinnien, & en simplifiant au maximum, la définition d'un objet ne serait, ni plus ni moins, que sa fonction. Cette vision pourrait paraître lacunaire tant un objet peut avoir de multiples usages. Elle impose aussi une question, a priori, toute simple mais qui risque de sacrément déborder au moment de répondre : quelle est la fonction de ce livre ? Filandreux ces derniers temps, je serais tenté de comparer l'écoulement du roman au système de câbles téléphoniques détraqués qui vient taquiner le secrétariat de chez Frequent & Vigorous, la maison d'édition où travaille Lenore & son amant & patron, mon nouveau meilleur ami Ricky. Tout est inextricablement emmêlé sans qu'il soit envisageable de trouver un bout par lequel tirer la pelote : quelques pensionnaires d'une maison de retraite, dont l'arrière-grand mère de Lenore (ancienne élève du philosophe autrichien), ont disparu, il se pourrait qu'ils traînent de la savate dans le Grand Désert de l'Ohio qui borde le sud de l'état (l'agent Mulder y aurait certainement trouvé des traces d'abductions sous l'œil agacé de sa camarade) - un homme essaie, tant bien que mal, de se dépatouiller des ses névroses & de sauver son amour - un autre, patron obèse, décide qu'il va vraiment avaler le monde entier & faire passer ça avec deux éclairs au chocolat - deux géants de l'industrie alimentaire pour bébé se livrent une bataille sauvage à coup de patineuse interposée & d'entourloupettes à la grecque – Vlad l'Empaleur (a.k.a Ugolino le Profond pour la communauté chrétienne de la bible belt), la perruche de Lenore, devient la nouvelle star d'une chaîne câblée - un étudiant de Amherst (l'université où DFW usa ses premières chemises de bûcheron , certainement à écrire des histoires d'amours contrariées, impossibles... & pour ceux qui aiment les connexions fortuites, Amherst, Lady Amherst en l'occurrence, est le seul personnage "nouveau" de LETTERS, métafiction autoréférentielle & géniale de John Barth) un étudiant disais-je, dont le nom est a) LaVache b) Stonecipher Beadsman ou c) L'Antéchrist, nourrit sa jambe en plastique à coup d'amphet ou de joints bien tassés - un gamin un peu paumé, fan de Nixon qui, après avoir découvert le scandale du Watergate, se met en tête de cacher le plus de magnétophones possible dans la maison de ses parents - une nénette qui ne porte que des Converses essaie tant bien que mal de garder la tête hors de l'eau... ça fait beaucoup & en même temps on serait tenté d'en redemander une louche. De la même manière que certains considèrent ceci : marcher s'apparente à penser, un pas étant une pensée, un pas entraînant un pas, une pensée entraînant une pen_____________ [3]___________ il ne serait pas déplacé d'imaginer qu'il puisse arriver la même chose avec les histoires, n'en serions nous que de simples transports. Machines narratives (comme dans le dernier Piglia dont il sera bientôt question ici même) avançant, se poussant l'une l'autre dans un réseau malade, aux multiples nœuds destructeurs. Il est intéressant de voir que la métaphore d'une connexion coupée ou interrompue court sur la quasi totalité des 577 pages (&, Sainte Merde, ce n'est pas du tout assez !). Il ne s'agit pas simplement des lignes téléphoniques de la maison de Frequent & Vigorous mais de tout le réseau narratif & émotionnel du livre. Les connexions sont coupées entre la plupart des personnages. Les mots ne servent plus qu'à recouvrir un charnier d'incompréhensions mutuelles, que ça soit entre membres d'une même famille [4], entre amants ou même entre un patient & son analyste. La signification des mots est polluée & leur fonction n'est pas la même chez l'un ou chez l'autre. « Aimer », « posséder », « souffrir » sont part d'une même force émotive/destructrice chez Rick Vigorous là où sa compagne fait une distinction, malheureusement pour lui, bien plus tranchante. Toutes les histoires qui lui raconte sont des moyens différents de l'atteindre par des voies détournées, une façon personnelle de faire passer du sens quel qu'il soit, un message que l'interlocuteur analyse, mais selon ses propres critères. La scène où Lenore & Rick se retrouvent dans le Grand Désert pour « mettre les choses au clair » en est le parfait exemple. Elle veut avoir une discussion franche & directe, aller droit au but si vous me permettez un petit chauvinisme. Rick, lui, en est tragiquement incapable. Il doit encore recourir à une histoire pour communiquer avec elle. L'échec d'une telle confrontation mènera inéluctablement à un pétage de plomb en règle & à l'hallucinant vaudeville absurde des dernières pages où tous les personnages se retrouvent dans le hall de Frequent & Vigorous. Comme dans les histoires d'Hercules Poirot j'ai attendu une révélation finale &, bien sûr, elle n'est pas venue, ou du moins pas sous la forme que j'espérais, plutôt sous celle d'une histoire qui prend fin & passe un énième relais à quelque chose de nouveau qui ne me regardait plus. Sauf que, pour reprendre les mots de Marc Chénetier, qui mouchait gentiment Sarraute, un relais est une course qui se pratique sur une piste circulaire. Mais personne ne voudrait se souvenir que, piste circulaire ou pas, il y a, malgré tout, une ligne d'arrivée.
Le sens de l'humeur
A t'on jamais eu envie de voir les choses s'enfuir le plus vite possible, dans les fentes laissées, ici & là, par un graphomane trop occupé à essayer de sauver sa peau ? Ou encore ceci : comment se fait il que toutes les manuscrits qui atterrissent sur le bureau de Rick Vigorous, toutes ces nouvelles écrites par des étudiants tarés, ne soient rien d'autre que des histoires d'amours contrariées, impossibles ? Shéhérazade est un homme avec un double menton, amoureux d'une fille qui est sensée répondre au téléphone toute la journée & qui finira, tôt ou tard, par lui échapper. Tout ce qu'il peut faire pour retarder l'échéance c'est de lui raconter des histoires tristes à son tour. On a beau se pencher, renifler comme jamais, l'indicible mélancolie de ce livre ne brille pas tout de suite. On a même plutôt tendance à se fendre la poire plus qu'ailleurs. Je ne me souviens pas avoir autant ri en lisant depuis... depuis, euh, disons depuis que Bukowski ait essayé de violer la secrétaire de son médecin « sans que cela ne se voit ». Les nouvelles compilées dans Brefs entretiens avec des hommes hideux (& notamment le texte éponyme) laissaient déjà présager, en tout cas au lecteur français, l'incroyable dialoguiste qu'était Wallace. La Fonction du Balai ne fait que renforcer cette première impression si bien que, évidemment merde en flamme ! hum - évidemment ça ne sera pas possible, j'aurais aimé voir ce qu'un type comme Robert Altman aurait fait d'un truc pareil. Là où je veux en venir c'est que l'incroyable vivacité de ses dialogues sont comme les lointains descendants des suppliques de Holden Caulfield (que l'on retrouvera, quelques années plus tard, légèrement distordues dans Les Reconnaissances de Gaddis, autre grand zeppelin dans le ciel des lettres américaines... lisez, si ça n'est pas déjà fait, Gothique Charpentier) dans le sens où elles libèrent totalement le langage face à cette inquiétude sur la capacité à rendre compte d'une expérience réelle, ou non d'ailleurs. S'extirper d'une vision solipsiste comme pourrait l'être le flot de paroles continu des personnages de ce livre qui s'apparente à une séance d'analyse collective & on pourrait même rajouter que cette salope (l'analyse) trouve le moyen, le vice, ici & là, de ramener sa fraise sur le devant de la scène, de s'auto mettre en abîme dans le cabinet motorisé du Dr Jay, psy de la moitié des personnages du roman. Pour en revenir à L'Attrape-Cœur, parlant de sa sœur, Holden précise ceci : « Je suis pas trop sûr que cette vieille Phoebe comprenait au juste ce que je lui racontais. Je veux dire, c'est qu'une gamine après tout. Mais enfin, elle m'écoutait. Et si quelqu'un vous écoute, c'est toujours ça. » Je pense que Rick Vigorous aurait du se contenter de cela. Bien évidemment, de cela, il était hors de question.
Un peu de géographie sensitive avant le couché du soleil
Ceux qui se demandent encore, alors que l'article touche à sa fin, pourquoi une photo de Jayne Mansfield honore ce papier trouveront un premier indice en survolant East Corinthe, Ohio. Pour ceux d'entre vous qui n'ont pas assez d'argent pour ce genre d'excentricité, pour tous ceux d'entre vous qui sont persuadés qu'il n'auront jamais de Rolex avant leurs cinquante ans, je ne peux que vous conseiller vivement, chaleureusement, affectueusement de vous délester de 27 € afin d'avoir une réponse.
Je ne me souviens plus si Shéhérazade meurt à la fin...
Vous imaginez bien, arrivé à ce stade, qu'une conclusion est purement & simplement hors de propos [5]Vous devriez vous attendre à ce que, d'ici quelques jours, un certain nombre d'addendum fassent leur apparition dans le cœur mou de ce texte & même ailleurs &, si j'étais vous, je n'irai pas farfouiller dans les précis de philo à la recherche d'un détail, d'un micron de poussière persuasive sur les différentes sortes de balai que Wittgenstein a pu utiliser tout au long de sa vie, je n'essaierai pas non plus d'aller jeter un œil sur Google Earth en tapant "east corinth" dans le moteur de recherche, je ne ferais pas d'étude d'onomastie comparée entre les œuvres de Pynchon & celle de DFW, je n'irai pas me renseigner sur l'éventuelle existence d'une maison d'édition sise Bombardini building, Erieview Plaza, Cleveland, Ohio, États-Unis d'Amérique. Je ne ferais rien de tout cela si j'étais vous. Je me contenterais simplement d'une bonne histoire.
[1] Le 12 septembre dernier David Foster Wallace se suicidait par pendaison. C'est sa femme qui trouva le corps. Je ne m'en suis pas souvenu tout de suite mais, lors de mes premières excursions dans ce qui est certainement l'autre monstre de la rentrée, à savoir Le Livres des Violences de Vollmann, je suis tombé sur cette note (p 146) : « La Hemlock Society (fondée en 1980, militait pour le droit de mourir dans la dignité, notamment pour les malades en phase terminale) dans son manuel sur le suicide, remarque que les gens « qui se sont pendus l'ont souvent fait à titre de vengeance contre quelqu'un d'autre, car le choc de découvrir quelqu'un ainsi étranglé est l'une des pires expériences qui puisse être infligée à un être humain par un autre. » ».
[2] La première, fourrée dans un article long comme la Loire, parlait du cœur des hommes & de son contenu peu ragoûtant.
[3] Walser serait-il mort d'un encombrement de pensées ?_
[4] Nous avions déjà évoqué du bout des lèvres l'importance de la famille comme sujet dans le roman américain en parlant de Junot Diaz. Un livre comme celui de DFW s'insère en plein dans cette thématique. La famille au cœur de La Fonction du balai c'est une histoire de complots microscopiques, de relation conflictuelles, de distances de sécurité mais aussi d'affection profonde, d'amour honteux. Les Beadsman avancent en rang dispersé comme un brouillon éclaté en minuscules fragment de la horde Incandescente qui prendra le pouvoir dans Infinte Jest & fonctionnent un peu comme une photocopieuse détraquée, répliquant chaque membre de la famille (leur donnant parfois le même nom) jusqu'à ce que les petits enfants la fassent capoter pour de bon.
[5] On peut tout aussi bien s'approprier ces quelques jolies lignes de l'ami Lamm : « A noter que si, dans la cosmogonie de son auteur, La Fonction du Balai est presque un détail sans conséquence, il est du genre à avaler n'importe quelle rentrée littéraire dans son effondrement. Ceux que le poids du livre effraye seront donc bien avisés de se le farcir jusqu'à son trou noir final. » Amen.
Adenddum : ces notes de bas de pages ne sont pas un hommage déguisé à DFW.