Dans un ouvrage aussi bien écrit que documenté, « Le sorcier de l’Elysée*», François Bazin, journaliste au Nouvel Observateur, retrace la vie prodigieuse et fantasque de Jacques Pilhan, discret et non moins influent conseiller des plus grands hommes politiques de la Vème République. De Mitterrand à Chirac en passant par Jospin ou Sarkozy, tous ont fait appel à ce redoutable stratège capable de sublimer les candidats. Pour l’occasion, Délits d’Opinion est allé interroger l’auteur de l’ouvrage. François Bazin revient sur la carrière de Jacques Pilhan, et promène son regard sur la communication politique d’hier et d’aujourd’hui.
Délits d’Opinion : Mitterrand en 1981 et 1988, Chirac en 1995 : dans votre ouvrage, vous narrez le rôle central de Jacques Pilhan dans la vie politique. Est-il le faiseur de rois de la Vème République ?
François Bazin : Les rois ne sont pas faits par autrui. Ils se font largement eux-mêmes. Mais Jacques Pilhan propose une nouvelle approche aux hommes politiques. Avant lui, les grands hommes politiques ont soit des attachés de presse, soit des publicitaires qui font l’affiche. Jacques Pilhan, c’est l’arrivée de l’homme du marketing et de la gestion de marques. L’important pour notre conseiller est de fixer et de faire vivre « la marque Mitterrand » ou « la marque Chirac » dans la durée.
Délits d’Opinion : Pourtant, historiquement, les hommes politiques se méfient du marketing. Comment Jacques Pilhan parvient-il à gagner ses galons de respectabilité ?
François Bazin : Ce qui choque l’homme politique dans le marketing et la publicité, c’est en réalité la peur d’être dessaisi, de devenir le pantin. Or Pilhan n’est pas dans la publicité. Il est dans la stratégie. Et l’homme politique comprend très bien la stratégie. Particulièrement François Mitterrand. Entre ces deux hommes, le courant passe immédiatement. Mitterrand découvre en Pilhan un conseiller fin, un excellent coach, quelqu’un de discret et d’extrêmement cultivé. Et Pilhan fait connaissance avec un redoutable animal médiatique.
Délits d’Opinion : Dans « le sorcier de l’Elysée », la formidable intuition de Jacques Pilhan saute aux yeux. Le conseiller de l’ombre suivait-il d’abord son instinct ?
François Bazin : Jacques Pilhan commence sa carrière de conseiller assez tard. Il a emmagasiné beaucoup de choses baroques auparavant. Et chez lui, effectivement l’intuition est primordiale. Dans ses locaux, il pratique le brainstorming à haute dose C’est un grand couturier, un artisan de luxe qui fonctionne sur le talent, le savoir-faire.
Mais l’intuition, ce n’est pas le claquement de doigt. Derrière, le boulot de vérification est énorme. C’est un perfectionniste absolu. Quand il pense avoir trouvé quelque chose, il vérifie grâce aux études quantitatives et qualitatives. Mais ces dernières ne sont pas là pour trouver des idées. Elles valident.
Délits d’Opinion : Peut-on parler malgré tout d’une méthode Jacques Pilhan ?
François Bazin : Tout d’abord, Jacques Pilhan se disait lui-même « stratège du désir ». La règle de base, c’est que pour être entendu, il faut être attendu. Et cela s’organise.
Second point crucial à ses yeux, la préparation largement en amont d’une campagne. Car, se trouver en tête de gondole prend du temps. Il avait ainsi l’habitude de dire : « si le positionnement symbolique d’un homme politique n’est pas posé au moins un an à l’avance, ce n’est pas la peine d’essayer de se présenter ».
Enfin dernière règle, peut-être la plus complexe : l’évidence. Car plus les choses fonctionnent sur l’évidence, plus elles sont comprises et acceptées
Délits d’Opinion : Conseiller à la fois Mitterrand et Chirac relève de l’acrobatie. Elle questionne aussi les motivations, les valeurs de l’homme. Pilhan avait-il des convictions ?
François Bazin : Culturellement Pilhan était de gauche, une gauche situationniste, élitiste. Et en 1981, il n’aurait pu s’engager que pour Mitterrand. Et si l’on veut comprendre pourquoi cet homme s’est ensuite engagé pour des personnalités bien différentes il faut saisir qu’il aimait le gain. Dans tous les sens du terme. D’abord, Jacques Pilhan aimait l’argent. Il avait de gros besoins, il était généreux. Et devait donc assumer son train de vie. Et puis, Jacques Pilhan était aussi un grand joueur de poker. Il aimait être dans le jeu, ne pas quitter la table. Il y avait chez lui l’excitation du joueur qui crée de l’addiction.
Délits d’Opinion : Quel regard jetez-vous sur la communication politique d’aujourd’hui ?
François Bazin : Quand on reprend la métaphore de la haute couture, on doit reconnaitre que de belles robes ont été faites après Dior. Mais Lolita Lempicka ce n’est pas la même chose. On ne trouve plus de type aussi inventif et génial que Pilhan. C’est peut-être un problème culturel. Pilhan s’entourait de gens férus d’anthropologie, de psychanalyse, de peinture, d’art. Pilhan avait un fond de culture baroque, de transgression. Aujourd’hui tout le monde sort du modèle Sofres ou Sciences po.
Seconde différence, aujourd’hui, les hommes politiques sont plus séduits par la méthode de Blair – faire la météo au quotidien- que par la méthode de Pilhan – c’est à dire gérer le désir. L’homme politique actuel préfère faire l’actualité tous les jours. C’est plus valorisant. A l’inverse, la méthode Pilhan -se cacher, réapparaitre – est probablement trop subtile pour la classe politique actuelle.
Enfin, il est probable que Jacques Pilhan parlait à une opinion qui n’existe plus. Déjà en 1990, quand je le rencontre, Pilhan me disait, « de toute façon ce que je fais ne marche plus ». Cela fonctionnait quand même, mais Pilhan avait toujours l’impression qu’il fallait innover, casser le moule. Et des changements considérables ont eu lieu depuis. Quand Pilhan commence sa carrière, il n’y a que trois chaines de télévision. Avec les réseaux sociaux, nous sommes à des années lumières de cette époque.
Propos recueillis par Matthieu Chaigne
*» Le sorcier de l’Elysée» par François Bazin, Editions Plon, 2009