Déesse ou pin-up ?
Durant la colonisation et à l’âge de la reproduction mécanique, le remplacement des représentations traditionnelles des divinités, sous forme de grossières effigies métalliques, par des images polychromes imprimées concourut à désacraliser leur figure et leur aura. L’acculturation esthétique coloniale a transformé Lakhsmî dans la seconde moitié du XIX° siècle.
Celle-ci est devenue passablement grecque, voire victorienne, un tantinet mariale et
franchement aryenne, sur fond de décor italianisant ou de paysages inspirés du peintre préromantique Thomas Gainsborough. Ce style à la fois mimétique et hybride répondait au besoin
qu’éprouvaient la nouvelle aristocratie hindoustanie et l’élite bourgeoise locale d’être reconnues par le colonisateur. C’est ce modèle kitsch standardisé, issu du « joint-venture » artistique
anglo-indien.
Ci-contre une peinture de Ravi Varma, peintre indien, années
1870.
Cette transformation esthétique allait dans le sens d’une « aryanisation » physique du panthéon, des chairs, des vêtements, des bijoux, des accessoires et, plus généralement, du décor. Elle s’accompagna également d’une resacralisation de quelques personnages mythologiques. Ce changement de paradigme figuratif et cosmologique, où le symbolique se mêle à l’imaginaire, l’antique au présent, le Nord au Sud, les événements historiques aux épisodes mythologiques, fut contemporain de la prise de conscience par les (intellectuels) Indiens de leur indianité, c’est-à-dire d’une aryanité qu’ils logeaient dans un passé lointain idéalisé.
Une telle transformation dans la conception et la réception esthétiques revêtit en conséquence une signification politique. L’identification croissante du pays à la terre, mère et patrie, par les militants nationalistes luttant contre la perfide Albion, invitait à peindre « Mother India » sous les apparences d’une belle femme. Soit la figure sacrée de la mère féconde et protectrice, soit la vision séculière d’une jeune beauté séductrice ou farouche4. Et ces deux idoles allaient désormais s’offrir au regard en perspective frontale. Ainsi l’icône féminine « aryanisée » de la nation Inde oscilla-t-elle entre la déesse de proximité, infléchie en Madone, et la pin-up plus ou moins érotisée, à l’image de ces héroïnes de pellicule qu’affectionne tant Bollywood.
Mais cette évolution n’a toutefois pas empêché qu’on représente toujours ce parangon de l’épouse qu’est Lakshmî sous les couleurs claires et les plus brillantes. De là l’inévitable question portant sur le teint de l’épiderme. Pourquoi l’épouser ? D’abord pour sa fécondité, mais surtout parce qu’elle est blanche de peau.
A SUIVRE