C’est toujours un plaisir que d’être surpris, dans un petit musée provincial, par un chef d’oeuvre méconnu ou par une exposition temporaire de qualité. Je n’attendais guère du Musée Greuze à Tournus, présumant que la plupart de ses meilleures toiles sont au Louvre, mais, outre un émouvant autoportrait, il y a (jusqu’au 31 octobre) une exposition de sanguines très bien faite, mariant bien didactisme technique et sens artistique.
Et de plus, une douzaine de pièces contemporaines ont été mises en dépôt ici par le FRAC Bourgogne et font l’objet d’une exposition, au titre un peu pompeux, Oublier l’anneau de l’horizon (jusqu’au 31 octobre).
La pièce centrale est une installation de Sarkis en hommage à Walter Benjamin et à son cénotaphe détruit de Port-Bou : sur une plate-forme de bois comme une caisse déployée au sol, dans une cage ajourée, des lumières rouges et vertes forment le mot Kriegsschatz (trésor de guerre) alors que tourne au dessus une statue en bronze de forgeron (trouvée par Sarkis dans les greniers du musée) portant un masque du visage de Sarkis camouflé de peinture rouge et verte. Collage mystérieux d’éléments disparates, la pièce baigne toute la salle de lumière rouge et verte, comme un objet de culte; c’est une pièce nomade, prête à être prestement réemballée dans sa caisse, si on frappait à la porte à l’heure du laitier. Quand Benjamin, traqué, arrêté par la police espagnole, se suicida pour n’être pas remis aux nazis, il avait avec lui une lourde serviette qui, dit-il à ses compagnons d’infortune, contenait toute sa vie : un autre trésor de guerre nomade, un trésor que la guerre a détruit, on n’a jamais retrouvé cette serviette. Ce n’est plus seulement l’homme Benjamin qu’on célèbre ici, mais c’est un esprit pur qui est convoqué dans cette pièce, un démiurge forgeron et artiste, au-dessus des lois et des péripéties guerrières, au-dessus des analyses et des exégèses (Le forgeron en masque de Sarkis rouge et vert).
Du coup, la photographie par Philippe Gronon d’un tableau noir de la Sorbonne, à l’échelle 1, avec les rayures et les imperfections mêmes de l’ardoise, représentation incongrue du réel, objet-cible photographique absolu, se trouve elle aussi baignée de lumière rouge et verte. Cette involontaire interaction entre deux pièces renforce encore ce que Gronon nomme ‘notre propension à voir ces objets avec l’oeil de notre culture’ (Tableau noir - amphithéâtre de la Sorbonne).
Parmi les autres artistes représentés ici, j’ai particulièrement apprécié Koen de Decker: avec un dispositif très simple, une salle noire et des cubes sur roulettes d’où filtrent des rais de lumière, il nous donne conscience de l’espace où nous sommes, de notre capacité à le remodeler en déplaçant les cubes, et du point de vue changeant qui en résulte; c’est fait avec une grande économie de moyens, et c’est très puissant (The Chamber). Il faudrait aussi citer la projection lettre à lettre d’une phrase impossible à saisir dans sa totalité, par Sylvia Bossu (’Le film des mots’), la phrase étant “ce qui est à voir vaut par ce qui est vu”; citer aussi la sculpture en dolomite d’Ulrich Rückriem, la construction-sculpture de Pedro Cabrita Reis et le tableau ‘Un silence / Personne’ de Rémy Zaugg. Bref, une agréable découverte inattendue.
Photos de l’auteur. Sarkis et Gronon étant représentés par l’ADAGP, les photos de leurs pièces seront retirées du blog à la fin de l’exposition.