Magazine Culture
Deux informations récentes jettent un éclairage nouveau sur la manière dont la culture dominante s'emploie actuellement à domestiquer le graffiti. C'est pas le tout d'organiser à grands frais de prestigieuses expositions consacrées au genre, encore faut-il aussi, si on ne veut pas passer comme étant complètement schizophrène, trouver une forme d'accompagnement de cette pratique artistique autre que la convocation au tribunal !
On apprend ainsi que la commune de Mantes-la-Ville vient d'inaugurer, sous l'impulsion de l'association de "promotion des cultures urbaines" Kolor78, le premier "Graff park" de l'Hexagone. Après deux mois de travaux de réhabilitation d'une ancienne usine de Cellophane située au sein du Parc d'Activités de la Vancouleurs, celui-ci propose aujourd'hui aux graffeurs locaux l'équivalant de 8 murs (4 murs de 4 m de long, 2 murs de 24 m de long, 1 mur de 12 m de long et 1 mur de 42 m de long) à peindre à leur guise.
Quelle étrange idée me direz-vous que de dépenser 230.000 € (coût affiché des travaux) pour permettre aux graffeurs d'exercer leur talent sur une friche dont on peut imaginer qu'elle avait déjà eu à connaître leurs assauts par le passé. Pourquoi une telle démarche en apparence inutile de la part de la communauté d'agglomérations et de la commune concernées ? Tout simplement pour contrôler, pour encadrer, pour domestiquer... D'une part une telle opération permet aux élus locaux de faire valoir auprès de leurs électeurs le fait qu'une lutte constructive contre le graffiti sauvage a été entreprise et porte déjà ses fruits ("regardez, maintenant au lieu de souiller votre façade, ils restent éloignés du centre-ville et se contentent de vider leurs bombes sur des murs inutiles et hors de notre vue"), d'autre part elle ouvre grandes les portes d'une possible répression contre les petits rigolos qui s'amuseraient à peindre en dehors des clous ("on vous donne les moyens de vous exprimer dans votre coin et vous continuer à nous chier dans les bottes. Vous n'êtes pas des artistes mais juste des vandales méritant d'être punis comme tels"). Qu'on se le dise, grâce au Graff Park l'anarchie ne règne plus sur Mantes-la-Ville !
A bien y regarder, c'est la même logique qui était déjà à l'oeuvre quand, au milieu des années 80, certaines villes de France firent construire des Skate Park : je te donne d'une main la possibilité d'exercer ta passion en tout confort, je te prends de l'autre celle de l'exercer en toute liberté. Déjà à l'époque ce processus n'avait été rendu possible que par la collaboration de certains membres du "milieu" qui, en toute bonne foi, considéraient qu'il était somme toute plus agréable de rider un espace spécialement conçu à cet effet que d'errer toute la journée à la recherche d'un spot correct et non infesté de forces de l'ordre. C'était oublier un peu rapidement que, in fine, c'est précisément la recherche perpétuelle de nouveaux spots à skater qui constitue un des plus grands intérêts de cette pratique. Et qu'il existe une différence fondamentale entre rider le mobilier urbain et se contenter de ses succédanés en contreplaqué : le sentiment de liberté sinon la liberté effective...
C'est donc cette même navrante histoire qui se répète aujourd'hui avec la création du premier Graff Park sur le sol français. Et à nouveau cela n'est rendu possible que par le concours des principaux intéressés, victimes inconscientes de ce qu'elles participent à mettre en place. Il faut dire qu'en la matière l'exemple leur est donné par leurs prestigieux aînés.
Le 14 septembre dernier, quatre graffeurs chevronnés - Jonone 156, Seak, Sozyone et Zedz - acceptaient en effet l'invitation de la société Thalys à venir jouer en public les bêtes de foire en peignant chacun un wagon du nouveau train permettant de rejoindre Cologne et Amsterdam en un peu plus de trois heures. Si il est assez difficile de saisir le message que Thalys avait à coeur de transmettre au bon peuple par cette opération, le fait est que les graffeurs concernés ne semblent pas même s'être posé la question en acceptant de la sorte de participer à une campagne de communication ayant pour but de valoriser une entreprise qui n'a de cesse, par ailleurs, de poursuivre en justice leurs homologues moins chanceux. L'opportunisme des artistes n'a ici d'égal que le cynisme de l'entreprise qui les débauche.
Pour prendre l'ampleur de l'état de domestication des quatre graffeurs concernés il convient cependant de ne pas se contenter de cette seule information (pourtant déjà riche d'enseignements) et de visiter le site web de la société Thalys. On y apprend ainsi que Jonone "approche ce projet de la même manière qu'il approchait le challenge de peindre un train dans les années 1980 à NY" et qu'il loue de ce fait "le courage" de la société de transport ferroviaire ! Seak et Sozyone, quant à eux, sombrent tout à fait dans le lyrisme en affirmant, pour le premier, que "ce projet, c'est comme écrire une page de l'histoire de l'art paneuropéen" (rien moins...) et, pour le second, que "peindre un Thalys, c'est une autre dimension, c'est l'Etoile d'une autre galaxie, d'une autre constellation", enfin bref c'est là une expérience "astronomiquement cool". Zedz, enfin, voit là "une véritable contribution positive, dans les faits, à la discussion sur le statut artistique du graffiti". Où comment une vulgaire campagne de pub se voit comparée sans ambages au subway art des origines, est supposée enrichir la réflexion sur le caractère artistique de la pratique du graff et est considérée comme marquant une étape significative de l'histoire de l'art. Ben tiens !
Non contents de ne pas être foutus de voir la différence qu'il y a entre créer librement et s'exprimer de manière nécessairement élogieuse sur un sujet et dans un cadre imposé, nos amis décorateurs de trains ne se contentent donc pas de louer leurs services, ils vont jusqu'à vendre leur parole quand bien même celle-ci peut être utilisée pour desservir la pratique qui est pourtant censée être la leur. Quand les acteurs d'une contre-culture se font ainsi les fervents laudateurs de leur propre aliénation volontaire, c'est que l'entreprise de domestication de la dite contre-culture n'est déjà plus une menace mais d'ores et déjà un fait.