Le dossier Robert est un livre où les mots font défaut. Il faut pourtant parler, c'est ce qu'on nous dit. Garder pour soi sentiments, frustrations et traumatismes serait une tactique néfaste, susceptible de se retourner contre vous, de créer d'autres souffrances. L'interdit du non-dit. L'obligation de s'ouvrir. Le désir permanent de comprendre. Il y a sans doute une volonté de transmettre une expérience derrière le premier roman de Karsten Dümmel, mais on ne peut s'empêcher de penser que ce qui domine, c'est l'impossibilité de l'articuler.
« De tombe, il n'y a pas », ainsi se termine le prologue, vie et déjà mort d'un des personnages, victime du régime est-allemand. S'il n'y a pas de tombe pour la dépouille physique, de lieu de recueillement à la mémoire d'Heinrich, que dire alors du cimetière dans la tête de Robert, contraint de vivre avec ses fantômes, dans un état de quasi-stupeur ? Jeune diplômé, il rencontre Maria avec qui il a un enfant. Trop proche de dissidents ou de supposés dissidents, il rentre dans les dossiers de la Stasi, est détourné de sa vocation scientifique, frustré de ses ambitions d'exil, contraint à laver des carreaux chaque jour que le parti fait. Et Maria disparait. C'est, à quelques détails près, tout ce que l'on sait clairement de sa vie d'alors. Après la chute du mur sans doute, sa fille l'interroge, essaie de savoir ce qu'il s'est passé et que son père lui cache comme il semble se le cacher à lui-même. Ce sont ses questions qui propulsent une narration dans laquelle le lecteur est presque comme l'enfant de Robert : il faut, des bribes de vie, des morceaux d'évènement, tenter de recomposer le puzzle d'une existence.
Les pièces du puzzle sont de témoignages, des choses vues, des choses ressenties. Robert, bien sûr. Ses voisins, ses amis, ses parents. La construction, agrémentée d'extraits du dossier Robert de la Stasi proprement dit, précise son cas autant qu'il nous en éloigne. Ainsi, il ne s'agit pas que des déboires d'un homme avec le pot de fer de la SED : Le dossier Robert nous emmène bien plus loin en arrière. Il y a cet individu qu'on sort d'un camp nazi pour le mettre dans un autre, soviétique. Il y a ce fonctionnaire encarté au NSDAP qui échappe à l'épuration avant d'être rattrapé par son passé. Il y a aussi ces exilés qui espèrent retrouver la liberté mais perdent surtout la maison. Et ces femmes a qui la fin de la guerre n'a rendu ni mari ni espoir. Après '45, il est possible de vivre mais, pour les personnages du livre de Dümmel, guère plus. Même les prêtres s'immolent. C'est dans ce contexte là que Robert, Maria et Heinrich se meuvent avec l'espoir de pouvoir aller voir ailleurs – sans peut-être se rendre compte que l'ailleurs n'est pas que cocagne.
Bien que le texte en lui-même soit d'optique réaliste, sa structure ne correspond pas aux canons du genre. Il a beau être relativement chronologique, sa fragmentation, son jeu sur le langage des sources comme des acteurs, fait entrevoir d'autres possibilités. Pourtant, Dümmel connait suffisamment bien le sujet – il a été prisonnier politique – pour pouvoir en faire un texte clairement organisé. Son choix, s'il diminue peut-être l'impact de ce qui est lu, est, à mon sens, absolument justifié car il met bien en évidence trois difficultés essentielles lorsqu'il s'agit d'évoquer des systèmes totalitaires ou dictatoriaux : l'individu pris dans les engrenages du système ne comprend pas exactement ce qui lui arrive (et pourquoi), il lui est impossible de faire sens de l'expérience après, et, de manière plus large, il est extrêmement compliqué de juger a posteriori des motivations de la plupart des acteurs, tout spécialement ceux qui se trouvent le plus bas dans la chaîne qui relie tout le monde au régime. De plus, il y a aussi, évidemment, la nécessité de refléter une particularité de la RDA : la découverte de l'ampleur de la situation sur la base de fragments des archives de la Stasi. Enfin, il s'agit d'une situation où, typiquement, la langue échoue à rendre justice à l'expérience.
Le dossier Robert est bien entendu un texte émouvant mais sans doute plus parce que nous en connaissons le contexte et comprenons, plus ou moins, ce qu'il y a entre les lignes. De fait, Dümmel, et c'est là un de ses mérites, même si ça rend l'entreprise moins directement digestible, ne fait pas dans le pathos. On dit son écriture laconique, et c'est très juste. Ce qui est dit est presque froid, la froideur de l'autopsie, sauf (ai-je l'impression) dans l'horrible chapitre où Robert, docteur en sciences, effectue, contraint, le labeur assigné : laver des vitres. Si Reiner Kunze, écrivain s'étant fait critique de l'Etat dans Les années merveilleuse, et particulièrement bien placé pour évaluer la justesse du propos, se dit bouleversé par Le dossier Robert, je ne peux m'empêcher de penser que le lecteur qui ne partage pas l'expérience de Dümmel ou qui n'est pas hyper-sensible, n'aura pas de réaction aussi forte. Ce n'est pas plus mal : la qualité de ce roman vient justement de son intégration du non-dit, de la difficulté de parler, d'accéder verbalement à la réalité. L'articulation est-elle possible ? Oui, sans doute mais ce n'est pas vraiment Dümmel qui articule : c'est le rôle du lecteur que de remplir les blancs, recoudre le récit, tenter de rendre logique une expérience qu'on voudrait croire improbable. Le roman se pose donc ainsi discrètement à l'opposé des dossiers de la Stasi, où tout est dit, jusque dans le moindre détail.
Ajoutons, pour terminer, et en guise de divagation personnelle que ce lecteur a l'impression que l'auteur, s'il consacre quelques chapitres aux complices et aux exécuteurs des basses œuvres du régime ne verse pas dans une condamnation explicite. Encore une fois, à nous de tirer les conclusions. Peut-être qu'à une époque tellement heureuse de voir se multiplier les caméras de surveillance, incapable de contrer les plus diverses volontés de fichages étatiques ou commerciaux, avide de législations restreignant les derniers espaces non encore contaminés, désireuse d'exposition de son intimité, peut-être donc serait-il opportun de considérer qu'avant de condamner la ménagère informatrice dans un pays aujourd'hui disparu, il faut considérer le territoire mental correspondant, toujours bien trop vivant chez nous aussi.