J’espère avoir le temps de faire suivre, dans la foulée, des commentaires sur trois ouvrages qui ont à la fois un caractère de concomitance puisqu’ils sont venus chercher leurs lecteurs dans les semaines de la rentrée et qu’ils regardent tous les trois une guerre qu’ils n’ont connue que par héritage.
Le plus déconcertant est certainement celui de Sorj Chalandon intitulé « La légende de nos pères » puisqu’il prend le contre-pied de cette légende dans la nonchalance d’une biographie de commande qui se transforme en piège implacable.
J’aime Chalandon, je l’ai déjà écrit à propos de ses deux derniers livres : l’admirable portrait du journaliste pris au piège de ses amitiés irlandaises : « Mon traître » et l’accent passé comme une feuille d’automne qui tourne en tournoyant autour de deux anges, de deux âmes mortes, de deux flammes vacillantes qui ont pourtant éclairé toute une génération villageoise dans « Une promesse », Prix Médicis 2006.
Tous ces ouvrages sont publiés chez Grasset.
Cette fois, nous sommes placés au cœur même du roman. D’emblée. Grâce à celui qui a décidé de gagner sa vie par le mémorial. Il rend un service humble, biographique, à ceux qui voudraient au moins ne pas disparaître sans transmettre une phrase qui avoue leurs espoirs, dans la sphère de leurs proches, à compte d’auteur. L’humilité des faibles, des petits qui savent inconsciemment que les vedettes n’ont pour elle qu’une carrière publique fondée sur un héroïsme de façade. Ils se situent volontairement derrière la façade, vaguement intrigués que certains escaladent ainsi, dans un faisceau de lumière, ce crépis derrière quoi on devrait se retirer pudiquement.
Ambivalence de nos cœurs.Au centre du roman ; il y a une conversation avec l’autre. Celui que l’on invente ou celui qui s’invente en témoignant.Au cœur du roman, surgissent les mots et, celui de “héros”, est le moins innocent de tous.
Les noms de famille sont des étrangers qui aident à créer une distance. Ceux dont Chalandon pare ses héros sont marqués par l’étrange d’un léger décalage, un peu comme les personnages de Daniel Boulanger ou de Maupassant :
« Lupuline a passé une main dans son carré de cheveux. Elle a posé son sac sur mon bureau.
- Mon père était cheminot. Pendant l’Occupation, il a résisté. Il avait vingt ans. Il a pris des risques terribles et n’en n’a jamais parlé. »
Le père se nomme Tescelin Beuzaboc. Sa fille avoue qu’il « avait peur des gestes…Il embrassait du bout des doigts, il aimait d’un simple regard ».
Les noms sonnent comme des épines auxquelles les cœurs se sont meurtris. Et les cœurs meurtris ont besoin de revanches et de boucs émissaires.
Celui qui écrit saura trouver le scandale. C’est donc par lui que le scandale arrivera. C’est par lui que la vérité basculera dans un sens ou dans l’autre.Et la vérité dans les années troublées est toujours à mi-chemin. L’historien se trouve alors perdu car les flammes sont avides à détruire les témoignages et à faire disparaître les témoins.
Qui est bon, qui est méchant ? Le trouble vient quand l’image d’évidence se fendille.
Un beau roman est un roman dont l’auteur accepte que ses doigts soient écrasés dans une porte qui se referme sur les secrets entrevus. La porte des souvenirs d’enfance que l’on voudrait tant superposer à la réalité…
Quelle part de mensonge pourrons nous en effet léguer sans nous retrouver en enfer ?