Dans un commentaire à la note précédente (un poème sur un amour malheureux), Halagu nous fait remarquer qu’il y aurait sans doute eu moyen de conquérir le coeur de la dame et de faire en sorte que cet amour devienne heureux, mais que ce n’est sans doute pas ce qu’aurait désiré le poète. Il a raison. Car à mon avis il y a toujours une souffrance ou du moins un manque à la base de l’écriture. J’ai longtemps pensé, d’ailleurs, qu’écrire c’était se complaire dans son malheur, ne pas oser aller de l’avant en quelque sorte, ne pas agir pour imposer sa vision des choses (ou ne pas s’adapter au monde ambiant). Ne pas grandir, en quelque sorte. Les gens qui sont vraiment impliqués dans la vie active, qui ne la regardent pas de l’extérieur avec un œil critique mais qui s’y trouvent bien car ils y agissent, ceux-là n’écrivent pas. Ils ne lisent pas non plus, à vrai dire. Alors, pendant de longues années j’ai refusé d’écrire et j’ai essayé de vivre. Mais avec le temps on se rend compte qu’il n’y a rien à faire et qu’il reste un hiatus entre ce qu’on est réellement au fond de soi et cette vie qu’on nous fait mener. Alors, si on ne veut pas partir un jour sans avoir au moins essayé d’exprimer qui on est vraiment, il faut écrire. Modestement, certes, mais écrire quand même. Car à défaut de pouvoir changer le monde et d’y trouver une place à sa mesure, autant au moins dire la manière dont on voyait les choses, autant au moins exprimer ce qu’on aurait voulu que le monde soit.
Un amoureux qui serait heureux n’écrirait pas. Halagu cite Werther, qui, s’il avait été heureux, n’aurait été « qu’un petit bourgeois de province lisse et sans influence ». Probablement, en effet. Devrons-nous aller jusqu’à remercier les belles princesses inaccessibles pour nous avoir permis de souffrir et donc d’écrire ? Ce serait quand même un comble.
Mais c’est vrai que le poète, devant un amour contrarié, va sublimer sa souffrance et son désarroi et va les transformer en objet esthétique. Il va se faire chercheur d’étoile ou il va crier sa douleur (je profite de l’occasion qui m’est ici donnée pour réactualiser des textes anciens que les lecteurs récents n’ont sans doute pas eu l’occasion de lire). Mais est-ce lui qui se complait dans son malheur au point de s’arranger pour chercher des amours impossibles (ce qui lui permettra en effet d’écrire) ou bien est-ce la vie qui est ainsi faite qu’il ne peut finalement que se blesser aux parois de sa cage, un peu comme l’albatros de Baudelaire sur le pont du navire ? Difficile à dire.
De toute façon, comme disait Aragon, « Il n’y a pas d’amour heureux. »
Le temps d'apprendre à vivre il est déjà trop tard
Que pleurent dans la nuit nos coeurs à l'unisson
Ce qu'il faut de malheur pour la moindre chanson
Ce qu'il faut de regrets pour payer un frisson
Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare
Il n'y a pas d'amour heureux
Il n'y a pas d'amour qui ne soit à douleur
Il n'y a pas d'amour dont on ne soit meurtri
Il n'y a pas d'amour dont on ne soit flétri
Et pas plus que de toi l'amour de la patrie
Il n'y a pas d'amour qui ne vive de pleurs
Il n'y a pas d'amour heureux
Mais c'est notre amour à tous les deux