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Petites natures mortes au travail (*)
Publié le 17 octobre 2009 par BoustouneBruno arrive à une soirée organisée par son entreprise, dans un luxueux manoir, décoré à la façon d’un muséum d’histoire naturelle. Il est anxieux. On apprend qu’il arrive à la fin d’une longue période d’essai et qu’il n’est pas du tout certain d’être définitivement engagé à son poste de directeur de production. L’inquiétude le gagne encore davantage lorsque Natacha, une jeune pimbêche aux dents longues, femme d’un des cadres-dirigeants de la société, vient lui annoncer qu’elle est chargée de superviser son travail, afin de l’aider à réorganiser son service et à accroître le rendement et les cadences de fabrication. Si on lui colle cette fille psychorigide dans les pattes, c’est qu’on ne le juge pas à la hauteur, c’est sûr… Plus la soirée avance, plus il se sent mal… Jusqu’au point où il craque totalement. Gilles, un des délégués du personnel va tenter de le soutenir et de défendre sa cause auprès du grand patron…
Cut / Retour au début de la soirée. Le point de vue adopté est cette fois celui de Natacha. Elle aussi est stressée. Et pour cause : cette soirée est en fait un séminaire de coaching où les cadres de l’entreprise sont évalués. La rencontre avec Bruno est en fait un examen où sont notées ses capacités de dialogue et de persuasion… Son mari, en revanche, est bien un des cadres-dirigeants de l’entreprise. Elle apprend incidemment qu’il lui a peut-être caché des choses… La soirée coaching dissimule peut-être d’autres plans peu agréables…
Stop. N’en disons pas plus, car le charme de Rien de personnel, premier film de Matthias Gokalp, tient fortement à son scénario à tiroirs. Chaque chapitre raconte en fait les événements de la soirée sous un angle différent, épousant le point de vue d’un personnage précis (Bruno, Natacha, Gilles, un serveur polonais, le mari de la secrétaire de direction,…) et remettant à chaque fois en question ce que l’on a vu auparavant. Car on s’aperçoit que le cinéaste a laissé quelques « blancs » imperceptibles dans les dialogues, dans les situations, des éléments-clé du puzzle qui ne nous sont donnés qu’au fur et à mesure, avec parcimonie.
Le dispositif, malin, permet au cinéaste de conserver intact l’intérêt du spectateur, brinqueballé de rebondissements en retournements de situations, obligé de constamment s’interroger sur qu’il est en train de voir.
Mais ce n’est pas juste une simple ruse de mise en scène. Cette narration fragmentée permet d’illustrer la thématique du film à travers différentes petites histoires complémentaires. Elles se répondent les unes les autres, se croisent, se rejoignent pour finalement dresser le portrait caustique et dérangeant d’un univers professionnel étouffant où les relations humaines ne reposent que sur l’hypocrisie et les faux-semblants, ne sont qu’un gigantesque jeu de dupes où chacun tente de séduire, manipuler ou dominer l’autre, juste pour conserver sa place au sein du système.
Dans ce gigantesque jeu de dupes, la perception que l’on a des personnages évolue d’une séquence à l’autre, au gré des révélations. Tous sont tour à tour bourreaux ou victimes, dominateurs ou dominés, salauds ou chics types, en fonction des masques qu’ils portent et des éléments distillés par le cinéaste. Ou peut-être un peu tout cela en même temps…
Des êtres humains ordinaires en somme, soumis à un certain stress, obligés de respecter des conventions sociales, des codes d’entreprise qu’ils n’affectionnent pas spécialement. Bruno s’amuse-t-il à jouer les victimes ou bien prend-t-il du plaisir à compliquer la tâche des cadres évalués ? Ou bien reste-t-il étranger à tout cette mascarade, se contentant de faire son travail ?... Natacha, elle, se bat pour obtenir un poste qui, on le devine très vite, ne lui convient absolument pas. Peut-être pour se sentir enfin l’égale de son mari… Gilles a toute sa vie défendu les intérêts de ses semblables. Par altruisme, mais aussi, probablement, pour obtenir une certaine reconnaissance. Mais il est aujourd’hui blasé par le manque d’implication de ses collègues, leur résignation, et excédé par leur ingratitude. Même Muller, le patron de l’entreprise, arbore différents visages, manipulateur sans scrupules mais aussi homme sensible et raffiné qui rêvait sans doute plus d’une carrière de chanteur lyrique que d’endosser ce rôle de dirigeant froid et méprisant.
Le film se nourrit de cette ambiguïté, de cette complexité. Ce qui aurait pu n’être qu’une banale comédie cynique sur la lutte des classes, avec d’un côté les « gentils » employés et de l’autre le « méchant » patron, devient une réflexion assez vertigineuse sur la place de l’individu dans un groupe. Tout est dans le titre. Dans nos sociétés régies par le modèle économique libéral, il n’y a plus rien de personnel. Les mots « rentabilité », « profit », « rationalisation », sont plus courants que « humanité », « solidarité» ou « relations ». Les individus ne sont que des pions interchangeables, remplaçables au gré de leurs performances et de leur rendement, catalogués suivant leur fonction, leur utilité. Seule façon de durer dans un univers aussi impitoyable et codifié : jouer le jeu, tenir son rang en faisant ce que la norme prévoit, en dépit des conséquences. Les personnages de Mathias Gokalp semblent tous aspirer à autre chose que la place qu’ils occupent ou celle qu’ils se sentent contraints de cibler. Mais ils sont happés par un mécanisme qui les dépasse, esclaves du système… Le constat est peu réjouissant, aussi noir que les dominantes nocturnes du film, mais le cinéaste parvient néanmoins à le balayer avec un petit vent d’optimisme. Deux personnages en marge du système, du moins étranger à l’entreprise - un conjoint bavard et porté sur la boisson et un homme en situation précaire – vont en effet contribuer, plus ou moins volontairement, grâce à leur « anonymat », à déjouer les plans de la direction, aidant les plus faibles à remporter une jolie victoire…
Revers de la médaille, le choix de cette option narrative un peu trop prévisible induit un léger essoufflement du rythme du récit et fait sensiblement retomber l’intérêt de l’œuvre. Heureusement, pas de quoi empêcher cette construction complexe et ambitieuse de fonctionner correctement. Les acteurs y sont pour beaucoup, réussissant à jouer sur toutes les nuances de leurs personnages. Mélanie Doutey, Zabou Breitman, Jean-Pierre Darroussin, Denis Podalydès, Pascal Grégory ou Bouli Lanners s’avèrent en effet tous très justes et très à l’aise dans des rôles pas si simples à interpréter.Ce sont eux qui portent le film, palliant aux déficiences d’une réalisation correcte, mais manquant parfois un peu d’audace en regard du propos et de la structure scénaristique choisis.
Sans être totalement abouti, Rien de personnel est donc un premier long-métrage intéressant, ayant le mérite d’afficher des ambitions artistiques élevées et d’offrir des rôles complexes à ses comédiens. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que le film ait été choisi, lors du dernier festival de Cannes, pour faire l’ouverture de la Semaine de la critique, la sélection la plus axée sur la découverte de nouveaux talents et de cinématographies alternatives…
Note :
(*) : J’emprunte le titre de ce billet à un joli recueil de nouvelles sur les côtés obscurs du monde du travail.
“Petites natures mortes au travail” d’Yves Pagès – ed. Folio