Si je vous dis « Woodstock », vous allez me répondre qu’il s’agit de ce concert mythique de l’été 1969, de l’apogée artistique des mouvements de contre-culture américains des années 1960, ayant fait déplacer près d’un demi-million de personnes pour assister aux prestations de légende de Janis Joplin, Joan Baez, Jimmi Hendrix, Joe Cocker, Santana, et bien d’autres grands noms du rock, du folk et de la soul music. Vous allez aussi me rappeler que le festival de Woodstock est en outre devenu la manifestation-symbole du « flower power », de la génération hippie et des mouvements contestataires opposés à la guerre du Vietnam et à la politique conservatrice de Nixon.
Mais saviez-vous que le festival de Woodstock n’a pas eu lieu dans cette ville de l’état de New York mais à Bethel, à une soixantaine de kilomètres de là ? Ou que la manifestation était initialement prévue à Wallkill avant que la population ne s’oppose farouchement à la venue de ces musiciens libertaires et de leurs fans hippies ? Ou encore que le conseil municipal de Bethel avait bien voté en faveur de la tenue d’un festival, mais de musique classique ?
Rassurez-vous, le nouveau film d’Ang Lee, Hôtel Woodstock, va combler vos lacunes en vous plongeant dans les coulisses de l’organisation de ce festival à l’aide d’un scénario adapté du livre autobiographique d’Eliott Tiber (1).
En 1969, Tiber aidait ses parents à gérer l’entreprise familiale. Tâche ardue, puisqu’il s’agissait d’un hôtel miteux tombant en ruine et menacé de saisie par les créanciers. Seule solution pour s’en sortir, attirer des clients et renflouer un peu les caisses. Le jeune homme s’est fait élire président de la chambre de commerce de Bethel et a lancé l’idée de la tenue d’un festival de musique classique sur le terrain jouxtant le motel. Totalement désintéressés par la chose, les autres membres du comité l’ont laissé organiser la manifestation. Pas de quoi attirer les foules, mais c’était toujours mieux que rien…
Puis il a appris que la population de Wallkill avait finalement refusé d’accueillir le festival d’art et de musique hippie organisé par Woodstock Ventures. Il a tout de suite appelé Michael Lang, l’instigateur du projet, pour lui proposer d’accueillir la manifestation en lieu et place du festival de musique classique de Bethel.
Parce que le baroque, c’est bien, mais le rock, c’est mieux ! Et surtout, potentiellement plus lucratif ! Sans compter que les jeunes hippies seraient moins regardant sur le confort des chambres louées au « El monaco motel »…
Seul problème, le terrain prévu était trop petit et… marécageux ! Tiber a alors emmené Lang voir le fermier voisin, Max Yasgur, pour discuter de la location d’une partie de ses terres et d’y dresser la scène du concert. Après d’âpres négociations, Yasgur a accepté le deal. Malgré les protestations de la population, furieuse d’avoir été flouée par le jeune Tiber, le festival de Woodstock était enfin sur de bons rails.
On connaît la suite. Le festival était prévu pour accueillir un maximum de 50 000 spectateurs. Il en a attiré presque dix fois plus, provoquant de gigantesques embouteillages dans la région et causant des dégâts considérables dans le voisinage, la pluie ayant qui plus est transformé les terrains en véritables bourbiers.
Le El Monaco Motel enregistra une affluence record, accueillant l’intégralité du staff de Woodstock Ventures et quelques artistes, servant de point de vente de tickets au moment où le festival était encore payant (2) et même de salle de presse.
Le film d’Ang Lee restitue à merveille l’atmosphère de cette période si particulière, le vent de liberté qui y soufflait, les espoirs d’une jeunesse avide de paix, d’amour et de fraternité, les rêves de changements, la volonté de faire sauter les verrous d’une société étouffante de conservatisme. Intelligemment, cette reconstitution opère sur deux niveaux distincts.
Le premier concerne l’événement à proprement parler. Ang Lee ne montre aucune image du concert (3), mais il prend soin de montrer toute l’émulation qu’il a provoqué, l’ambiance qui régnait autour du festival et cet incroyable afflux de population. Il le fait notamment grâce à un extraordinaire plan-séquence durant lequel Elliot Tiber tente de gagner le cœur du concert, croisant en route des milliers de personnes communiant entre elles, portées par la musique et la liesse générale – un grand moment de cinéma, point d’orgue du film. Il capte aussi tous les à-côtés de l’événement : les glissades dans la boue, les trips à la marijuana, les orgies « peace and love » loin d’une scène de toute façon inaccessible en raison de la trop forte affluence…
Le second est l’histoire personnelle d’Elliot Tiber. Le récit montre comment l’organisation du festival a permis à ce jeune homme un peu trop coincé, de s’émanciper de l’emprise d’une mère tyrannique et de s’assumer tel qu’il est : homosexuel, artiste, contestataire, libertaire… Un destin sans doute comparable à celui de milliers de jeunes américains qui ont vu dans cette manifestation mythique le symbole d’un changement de société.
La caméra suit ses pérégrinations et croise la route d’autres personnages tout aussi attachants et singuliers, tels que Vilma, l’ancien soldat d’élite devenu transexuel ou Billy, le jeune homme revenu traumatisé du Vietnam.
Evidemment, Ang Lee a eu la bonne idée de confier tous ces rôles à des acteurs épatants. Les deux personnages précités sont respectivement interprétés avec brio par un Liev Schreiber étonnant et par Emile Hirsch, une fois de plus impeccable. La mère d’Elliot est incarnée par Imelda Staunton, qui excelle dans ces rôles de mégères pas du tout apprivoisées. Et Eugene Levy fait de Max Yasgur un pur personnage de comédie.
Enfin, Demetri Martin est une belle révélation dans le rôle d’Elliot Tiber. Son air de grand dadais rêveur façon Jason Schwartzman sert parfaitement le rôle et en fait une figure à la fois comique et touchante.
Certains regretteront sans doute que le film ne montre aucune image du concert mythique et se concentre sur les déboires du personnage principal, d’autant que la partie comédie ne tient pas toutes ses promesses, accusant quelques baisses de tempo et distillant une certaine amertume par moments. Mais après tout, même si le ton adopté par Ang Lee est souvent plein d’humour, il s’agit plus d’une chronique douce-amère que d’un pur film comique. Il y règne une atmosphère un peu mélancolique, pleine de nostalgie. Un peu comme si l’événement était l’apogée d’une philosophie de vie, d’une époque utopiste, et qu’il annonçait donc un inévitable déclin. De fait, la suite sera moins réjouissante pour les mouvements hippies, avec bien des déceptions : la mort de certaines icônes de Woodstock (Hendrix, Joplin), le retour à un certain puritanisme, l’arrivée du SIDA ayant stoppé net la libéralisation des mœurs, et l’avènement, pendant l’ère Reagan, d’une nouvelle génération plus individualiste et tournée vers l’ultralibéralisme…
Et que dire de notre époque actuelle, entre dérèglement climatique, alertes aux virus en tout genre, menaces terroristes, conflits, crise économique, détresse sociale,etc…?
Hôtel Woodstock est un joli film qui permet, deux heures durant, d’effectuer un salutaire retour dans le passé, à une période où l’on rêvait encore à un monde meilleur, où l’on croyait à la paix, à la fraternité, à la liberté individuelle, mais aussi collective. Une belle « parenthèse enchantée » (4) dans un monde de brutes, doublée d’une superbe leçon de cinéma…
Note :
(1) : « La prise de Woodstock (Hôtel Woodstock) » d’Elliot Tiber et Tom Monte – coll. Documents – éd. Alphee
(2) : Devant l’afflux de spectateurs, les clôtures ont vite sauté et les organisateurs ont été contraints de déclarer la gratuité du concert, ce qui leur a occasionné de sérieux problèmes de trésorerie avant qu’ils ne décident de vendre les droits des enregistrements effectués pendant le festival.
(3) : Sans doute pour des problèmes de droit. Les concerts ont été intégralement filmés, mais les images appartiennent à la Warner, et Hôtel Woodstock est un film Universal. Pour voir les images des concerts, il faut se rabattre sur Woodstock de Michael Wadleigh ou Woodstock diary de Chris Hegedus…
(4) : l’expression a été inventée par Françoise Giroud pour décrire la période de la libération sexuelle, entre la légalisation de la pilule et l’apparition du SIDA, soit de 1967 à la fin des années 1970. Elle a aussi donné son titre a un beau film de Michel Spinoza, sorti en 2000.