American comedy

Par Chatperlipopette


Ignatius Reilly vit avec sa mère dans une vieille bicoque d'un quartier pauvre de La Nouvelle Orléans. Il passe son temps cloîtré dans sa chambre entre ses livres et ses cahiers Big Chief dans lesquels il alterne maximes, pensées et journal! Ignatius a étudié longtemps à l'université où il s'est rendu célèbre par ses attitudes subversives et grotesques, c'est un jeune trentenaire érudit, intelligent à la sensibilité exacerbée par une tendance aiguë à être hyponcondriaque (Aaahhh, l'anneau pylorique qui se bloque dès qu'il y a contrariété!!!) ce qui le rend très tyrannique et un tantinet réactionnaire. Son train-train quotidien est perturbé par le rencontre, grotesque et hilarante, d'un vieil homme, un peu gauchiste et contestataire, et d'un policier, aux allures d'abruti et stigmatisé par ses collègues et son supérieur. Leurs chemins vont se croiser régulièrement grâce à Mme Reilly mère, alcoolique solitaire qui sympathise avec ces deux hommes...et grâce à l'accident de voiture qui met à mal les finances familiales. Notre Ignatius se voit dans l'obligation de quitter sa tour d'ivoire pour se mettre à la recherche d'un emploi...ce qui s'avère provoquer une réaction en chaîne des plus hilarantes!
Une galerie de personnages hauts en couleur s'égrenne au fil du roman: Mancuso, le policier affligé d'une kyrielle de déguisements plus ridicules les uns que les autres, Mr Gonzales, le comptable des Pantalons Levy, Miss Trixie, la secrétaire d'âge canonique qui devrait être en retraite mais qui est maintenue sur son poste en vertu d'une expérience psychologique menée par Mme Levy, Jones le balayeur d'un bar louche tenu par une patronne sculpturale et dictatoriale, Mr Levy qui ne pense qu'à une chose, se débarrasser des Pantalons Levy créés par son père, la copine de Mme Reilly, avocat du diable luttant pour l'émancipation ombilicale d'Ignatius, ou Myrna, l'ancienne copine de fac qui s'est juré de faire sortir Ignatius de sa gangue d'inertie.
Dès le premier chapitre, on est happé par le côté délirant des situations et des descriptions des personnages: rien que la casquette de chasse verte est un bonheur à imaginer sans compter le reste de l'individu qu'est Ignatius."Une casquette de chasse verte enserrait le sommet du ballon charnu d'une tête. Les oreillettes vertes, pleines de grandes oreilles, de cheveux rebelles au ciseau et de fines soies qui croissaient à l'intérieur mêmes desdites oreilles, saillaient de part et d'autre comme deux flèches indiquant simultanément deux directions opposées. Des lèvres pleines, boudeuses, s'avançaient sous la moustache noire et broussailleuse et, à leur commissure, s'enfonçaient en petits plis pleins de désapprobation et de miettes de pommes de terre chips. A l'ombre de la visière verte, les yeux dédaigneux d'Ignatius J.Reilly dardaient leur regard bleu et jaune sur les gens qui attendaient comme lui sous la pendule du grand magasin D.H.Holmes, scrutant la foule à la recherche des signes de mauvais goût vestimentaire. Plusieurs tenues, remarqua Ignatius, étaient assez neuves et assez coûteuses pour être légitimement considérées comme des atteintes au bon goût et à la décence. La possession de tout objet neuf ou coûteux dénotait l'absence de théologie et de géométrie du possesseur, quand elle ne jetait pas tout simplement des doutes sur l'existence de son âme." (p 13) En quelques lignes, le lecteur est plongé dans le monde de l'absurde où la cohérence apparaît au moment où il s'y attend le moins. Le départ dans les rouages de l'esprit décalé du héros est guidé par ces mots où le burlesque tient une grande part....d'autant qu'il a l'art de semer, l'air de rien, la zizanie et de retourner à son avantage des situations déplaisantes (Ignatius est tout sauf un simple d'esprit: il possède l'art de la rhétorique) ce qui fait de lui un parangon de vertu et de bonté! D'ailleurs, cette attitude déstabilise complètement sa mère qui ne cesse de balancer entre l'envie de ne plus le voir et son amour maternel.
Le personnage de la mère est intéressant: elle bataille sans relâche contre des sentiments contradictoires (maternage et remontrances), elle a envie d'être enfin libre et en même temps elle n'ose lâcher son rejeton dans la jungle du quotidien. Tous deux forment un couple où l'amour/haine scande chaque seconde vécue. Ils sont aussi attachants l'un que l'autre (Ignatius peut être vraiment répugnant mais on ne peut s'empêcher de l'apprécier malgré tout) tant par leur décalage perpétuel par rapport à la réalité que par l'osmose qui les unit: il y a des passage où l'émotion est intense derrière la dérision, l'ironie et l'absurde. En creusant un peu, on s'aperçoit que plusieurs personnages sont pathétiques: Ignatius, qui se languit de solitude et de misanthopie absurde; Mme Reilly, qui ne peut couper le cordon ombilical; l'agent Mancuso, qui arpente les rues de La Nouvelle Orléans sous les déguisements les plus ridicules; Mr Levy et son application puérile à défaire ce qu'a construit son père. Cependant, le comique est toujours présent, dissimulant habilement le pitoyable et le pathétique sous des aspects plus faciles à accepter: le rire est une défense et une manière, parfois, d'occulter la noirceur.
John Kennedy Toole utilise à merveille le décalage entre la préciosité de la langue utilisée par Ignatius, ovni dans le roman, et la langue populaire des personnages qui gravitent autour du héros. Il est facile d'imaginer que la lecture en VO du roman est hautement jubilatoire par ces virevoltes linguistiques, aussi peut-on rendre hommage au traducteur pour avoir réussi à faire entendre, au fil de la lecture, la langue et l'accent populaires des vieux quartiers de La Nouvelle Orléans! Il est à noté également que la mise en scène du contraste entre Myrna et Ignatius est une manière subtile de mettre le doigt sur les différentes "Amériques" coexistant dans les années soixante: celle qui n'en peut plus des rigidités obsolètes et incohérentes et qui ne souhaite que le progrès et l'ouverture d'esprit (notamment dans la défense des Droits Civiques pour les Noirs), représentée par Myrna, révolutionnaire en diable, feu follet adepte du "secouage" des consciences politiques; celle qui souhaite, par étroitesse d'esprit et peur de la nouveauté, que rien de change, que l'univers reste stable histoire de ne pas s'y perdre, représentée par un Ignatius qui cherche des arguments contraires par tous les moyens (cependant, il sera à la pointe de l'idéalisme en inventant un système pour instaurer la paix définitive dans le monde...un système mettant en pratique, pour les militaires, le slogan "Faites l'amour pas la guerre").
Au final "La conjuration des imbéciles" est un roman hautement comique, un roman qui pointe les contradictions du monde par la dérision la plus totale et la plus jubilatoire. "La conjuration des imbéciles" et sa galerie de personnages inénarrables restent longtemps à l'esprit après lecture: le roman est d'ailleurs construit comme du théâtre de boulevard, on entendrait presque les portes claquées à chaque entrée et sortie des personnages, on imagine leurs gesticulations burlesques et bruyantes et on se délecte des multiples rebondissements.

Roman traduit de l'anglais (USA) par Jean-Pierre Carasso

Les avis des rats de bibliothèque de criticoblog sentinelle lecture-écriture

Roman lu dans le cadre des Lectures communes de Parfum de Livres