De quelques accessoires indispensables au pèlerin de Saint Jacques (1)
En la matière, et une fois éliminés les utopistes qui rêvent du couteau parfait, ustensile tellement idéal qu’il n’a pas de lame et qu’il lui manque le manche, le peuple pèlerin se partage deux grandes écoles.
La première est constituée des possesseurs de couteaux suisses. Le couteau suisse officiel est d’un encombrement réduit : plié il ne dépasse pas les douze centimètres. La croix blanche de la Confédération Helvétique orne son manche d’un beau rouge vif. Ses lames, fabriquées dans un acier spécial, sont forcément inoxydables. Bien aiguisées, elles tranchent, coupent et taillent sans faiblir. Mais ce qui fait vraiment le charme du couteau suisse ce sont les multiples outils que dissimule l’épaisseur de son manche. Ces accessoires le rendent la providence des soirs d’étape où l’on n’a vraiment rien à se dire Quand la fatigue est si pesante que toute conversation un peu sérieuse représente un effort trop important pour être même envisagé, le couteau suisse est là. On peut examiner ses ciseaux (coupants), son alène (pointue), son tire-bouchon (efficace), sa lime (usante), sa scie (dentée), sa pince à épiler (précise), son ouvre-boîte (sécurisé), son décapsuleur (implacable) et le reste. J’ai compté seize outils, tous différents, sur un de ces ustensiles multifonctionnels.
Le possesseur de couteau suisse est rigoureux, prévoyant et pondéré. Il n’oublie jamais de remplir sa gourde ni de renouveler sa provision de barres énergétiques ou de fruits secs. Son pique-nique est équilibré, son sac judicieusement chargé et sa compagnie rassurante. Son seul défaut : il lui arrive d’être trop équilibré, judicieux et rassurant ce qui le rend un peu rasoir (certains couteaux suisses offrent d’ailleurs cette option). Mais rien n’est jamais parfait, même pas les couteaux suisses qui ne sont parfois que de viles contrefaçons françaises, italiennes ou, pire encore, asiatiques. Les propriétaires de ces imitations agiront sagement en les jetant dans le cratère du plus proche volcan en activité puis en courant chez un commerçant dont l’honorabilité ne peut être suspectée, pour y acheter LE vrai couteau suisse qui, seul, leur permettra d’accéder à la respectabilité à laquelle ils aspirent.
Seconde école : les laguiolomaniaques. Contrairement au couteau suisse, le Laguiole se recommande par sa sobriété toute auvergnate. Une lame pour le pain et le saucisson (ou le fromage ou les rillettes…) et un tire-bouchon pour le vin. Il montre ainsi clairement ce qu’il est : le compagnon fidèle du marcheur suffisamment confiant en sa chance ou en la bonté de la Providence pour cheminer en étant certain qu’il ne lui sera pas nécessaire de fabriquer un radeau, de dévisser les vis platinées d’un hélicoptère en perdition ou de pratiquer d’urgence une opération à cœur ouvert, toutes performances à la portée du possesseur de couteau suisse. Le Laguiole a, lui aussi, ses imitations dont le manche en bakélite, la lame vite rouillée et le tire-bouchon incertain méritent le même et dédaigneux traitement que celui qu’on réserve aux contrefaçons des montres Cartier ou des bagages Vuitton à savoir l’écrasement expiatoire sous les chenillettes des véhicules de la douane. Mais laissons là ce triste sujet pour revenir au vrai Laguiole généralement fabriqué à Thiers ou en d’autres cités auvergnates. Sa lame pointue, si elle n’étincelle pas comme celle du couteau suisse, brille néanmoins d’un éclat rassurant. Elle porte, gravée à sa base, la marque ou le nom de l’honnête industriel, qui l’a fabriquée ainsi qu’une mention destinée à rassurer l’acquéreur. Cette inscription crée des sous-catégories : les propriétaires d’authentiques Laguiole, rigolant tout bas des possesseurs de Laguiole véritable, lesquels se gaussent de ceux qui ont acheté un Laguiole d’origine contrôlée qui eux-mêmes raillent les détenteurs d’authentiques Laguiole et la boucle est bouclée. Heureusement, il y a l’abeille. Masquant le ressort qui bloque la lame lorsqu’elle est dépliée, cet insecte, à la fois utile et industrieux est la marque des Laguiole incontestables. Ailes à demi ouvertes, il est posé pour l’éternité à une des extrémités du manche de corne. L’autre est réservée à la mitre, pièce métallique dont la forme vaguement triangulaire évoque plus un animal fantastique issu du bestiaire celte que la coiffure épiscopale. Entre mitre et abeille, le manche est semé de rivets qui assurent la solidité et la sobre décoration de l’ensemble. Le tire-bouchon ne paie pas de mine. Il remplit pourtant fort honorablement son rôle.
Fier de son eustache, qu’il a rangé soigneusement dans une gaine de cuir portée parfois, non sans ostentation, à la ceinture et pour lequel il a et aura toujours des yeux d’enfants de sept ans, le possesseur de Laguiole ne se lasse pas de l’enfoncer, d’un geste à la fois sûr et ample, dans le quignon de pain ou dans la boite de thon à l’huile de ses casse-croûtes matinaux. Si le couteau suisse ouvre les boîtes de conserves, le Laguiole ouvre l’appétit. Il trimballe toute une mythologie rurale faite de dîners à l’auberge, les jours de foire, quand le fumet du coq au vin lutte avec celui de la potée, mais aussi de mâchons à base de vin blanc, de pâté de lapin et de fromages de chèvre durs comme des cailloux sans oublier la litanie des jours où son claquement sec annonçait à la famille et aux domestiques, que, le maître ayant terminé son repas, il était temps pour chacun de quitter la table et d’aller vaquer à ses occupations.
Nous autres randonneurs et pèlerins laguiophiles, laguiolâtres et laguiolomaniaques ( on peut faire partie simultanément des trois groupes, j’en suis un vivant exemple) sommes volontiers fantaisistes. Nous éprouvons une jouissance secrète à ne pas suivre à la lettre les indications des topoguides ou les conseils de nos commensaux adeptes du couteau suisse. L’ordre approximatif dans lequel sont rangés nos sacs nous réserve toujours quelque surprise quand nous voulons en examiner le contenu. Bref, entre Laguiole et couteau suisse court la même ligne de fracture que celle qui sépare adeptes de Confucius et disciples de Lao-Tseu, admirateurs de Corneille ou passionnés de Racine, lecteur de Stendal ou amateur de Flaubert.
Evidemment, la diversité humaine fait que certains esprits hétérodoxes n’adhèrent ni au Laguiolisme ni à la Couteaussuisation. Quelques-uns exhibent des poignards, dits de survie, en usage dans les troupes parachutistes. Il s’agit là d’une exagération, d’origine nord-américaine du couteau suisse. On ne saurait trop se méfier de ces ustensiles ( particulièrement de leurs boussoles qui indiquent rarement le Nord) et de leurs possesseurs. Saluons plutôt avec le respect qu’ils méritent, les représentants d’une secte active, mais sur le déclin : les inconditionnels du couteau à virole dont Opinel est le mot de passe. Recrutés parmi les très anciens boys scouts, les coureurs de chemins de traverse, les braconniers et les derniers bergers d’alpage, ils professent à l’égard du reste de l’humanité, cette masse misérable de pauvres gens qui ne savent pas ce que c’est qu’un VRAI couteau, une commisération apitoyée. Révélons aux profanes le geste, quasi maçonnique, qui permet aux vrais initiés de se reconnaître entre eux. Avant d’ouvrir un Opinel, il convient de donner un petit coup sec sur une surface dure avec l’extrémité du manche où se loge la pointe. C’est ainsi, et pas autrement que la lame de l’Opinel se détache et peut être dépliée facilement.
On me dit qu’il existe d’autres variétés de couteaux. C’est possible, mais je ne le crois pas.
Chambolle
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Le Chat : Collectionneur impénitent de couteaux, j’ai actuellement dans ma poche un Ceccaldi, avec lame en carbone. On ne doit pas le retrouver souvent sur le chemin de Saint Jacques; c’est un couteau de berger Corse. Mais je change souvent : il faut que toute la collection travaille ! Une remarque; je ne possèdes pas le traditionnel couteau Suisse : c’est bien une “ligne de fracture” !