Carole martinez : interview exclusive

Par Geybuss

Tout premier jour de juin, à St Malo. Je suis au festival des Etonnants Voyageurs. Entre deux projections de films ou conférences, me voici arpentant le salon du livre. Et, au détour d'une allée, j'aperçois Carole Martinez.. Son roman, Le coeur cousu, est un véritable succès de librairie. Il a déjà remporté 9 prix littéraires et est encensé sur la blogosphère.
Achat, dédicace, dialogue, obtention de la sacro sainte adresse e.mail sans laquelle je ne pourrais vous livrer cette interview que voici.
Bonjour Carole

Est-ce l'envie d'écrire qui vous a menée à raconter cette histoire où cette histoire qui vous a donné l'envie d'écrire ?

CM : J’ai toujours écrit. Des poèmes, des nouvelles, des petits bouts de révolte, des tentatives d’extraction de peines, de peurs. Des éclats. La vie prend beaucoup de temps et l’écriture est toujours passée après. Un roman est envahissant, ample, long. Disons que cette histoire m’a menée au roman. Que sans elle, je n’aurai peut-être pas osé, malgré l’envie, me lancer dans quelque chose de plus vaste.


J'ai lu quelque part que l'histoire de Frasquita faisait partie de votre patrimoine familial ? Jusqu'à quel point ? Où commence et où s'arrête votre imagination ?

CM : J’ai été élevée dans une cuisine. Ma grand-mère, concierge à Paris, vivait dans sa loge, une pièce unique. Je me rappelle vaguement du lit, de la table, mais, dans mon souvenir, les fourneaux et les parfums de sa cuisine dominent. Elle concoctait des plats typiques du bassin méditerranéen et, au milieu de ses casseroles, elle guérissait des amis, des voisins à l’aide de prières en espagnol. Elle ne parlait jamais de magie, mais de prières. Et pour moi la cuisine, la magie, tout cela s’est mêlé. Elle employait les mêmes ingrédients, les mêmes ustensiles pour l’une et pour l’autre. J’ai baigné dans un monde où les vieilles recettes, les vieilles croyances avaient leur place. En vacances, en Espagne, je l’ai vue guérir des gens d’insolation : pour leur sortir le soleil de la tête, elle leur posait une assiette pleine d’eau sur la tête, disait les paroles rituelles en espagnol, retournait un verre dans l’assiette et toute l’eau montait en bouillant dans le verre. Je trouvais cela extraordinaire et j’essayais de faire la même chose avec ma poupée. Quand elle a eu le téléphone, on l’appelait pour lui demander de guérir les brûlures ou pour aider à la cicatrisation des plaies, et c’était très drôle qu’elle puisse faire cela à distance, comme si la magie pouvait s’adapter à cette époque nouvelle dans laquelle elle ne semblait pas avoir sa place, comme si elle circulait dans les fils électriques, utilisant le progrès. Car le plus important, c’était les mots, ces mots dits dans une langue que je ne comprenais pas et qui pour moi gagnait en force, en mystère. L’espagnol était à mes yeux la langue des secrets. Ma grand-tante, qui était cartomancienne et très persuasive, venait parfois déjeuner chez nous. J’ai donc grandi dans une ambiance très particulière, dans un monde où le merveilleux avait sa place, où la frontière entre les vivants et les morts n’était pas très nette. Le rêve de ma grand-mère a toujours été d’avoir le don de parler aux morts. D’après elle, c’était chose faisable, mais elle n’y parvenait pas. Dans sa cuisine, ils restaient silencieux et cela l’ennuyait. Je ne sais pas si je crois à la magie, je n’ai hérité ni des recettes, ni des prières, elles se sont perdues juste avant d’arriver jusqu’à moi, mais j’aime la poésie et le rêve qui s’accrochent à mes souvenirs d’enfance. J’aime cette beauté des petites choses, des petits gestes, des petites incantations que les femmes de ma famille se sont transmises durant des siècles. J’aime l’idée que les femmes ont inventé un monde du fond de leur cuisine, l’idée d’un contre-pouvoir, le pouvoir magique de la parole murmurée qui s’opposerait à la force physique des hommes. J’aime l’idée d’un espace infiniment poétique et sensuel recroquevillé dans le réduit que le masculin leur a laissé pendant des siècles : la cuisine.Frasquita Carasco, l’héroïne de mon roman, est mon aïeule, la légende familiale raconte qu’elle a fui son petit village d’Andalousie car son mari l’avait jouée au jeu et qu’elle refusait d’être ainsi traitée comme un objet. Dans la vraie vie Frasquita est partie sans payer la dette, elle s’est même échappée pour ne pas la payer. Cette histoire m’agaçait petite, je trouvais que cette femme était bien davantage une victime qu’une héroïne. Je la voulais plus grande, plus puissante, je cherchais comment la rendre maîtresse de son destin, je voulais qu’elle tire tous les fils, je la rêvais à la fois simple et démesurée. Ma famille vient d’Espagne, mais je ne connais pas vraiment ce pays. Je l’ai réinventé comme on se réinvente des racines à partir de récits, j’ai utilisé les souvenirs des autres. J’ai tenté de faire resurgir, par la magie de l’écriture cette fois, un pays des origines. Un monde perdu. Comme dans le récit de Soledad, il n’y a pas la frontière nette entre le réel et la fiction.

L’atmosphère semble être un personnage principal de coeur cousu. Elle est cependant très difficile à décrire. Comment la définiriez-vous ?
CM : Un paysage est une sorte de boîte à écho. En ce sens cette terre gavée de soleil assèche mes personnages, les réduit à des ombres, à quelques traits. Quant aux villageois, je voulais qu’ils ne soient qu’une masse qui hurle, qui grogne, qui craint. Une masse pleine d’yeux terrifiés comme dans certains tableaux de Goya. Quelques uns seulement devaient s’extraire de ce magma « bien pensant ».
Pour revenir au paysage, je pense que pour tenter de comprendre les espace dans lesquels nous vivons, nous leur imaginons un sens. L’imagination humaine est sans limites, nous façonnons les paysages en leur inventant des raisons d’être, des noms, autant que ces paysages nous façonnent en nous inspirant des histoires, des rêves, des modes de vie. En ce sens le décor et les êtres qui s’y meuvent dialoguent et participent de la même matière. Peut-être est-ce de cela dont vous parlez quand vous employez le mot « atmosphère ». De cette chaleur, de cette terre et des gens qui y vivent, qui y trouvent une raison de rester ou de partir.

Pour quel personnage avez- vous le plus d'affection ? Selon vous, laquelle de ces femmes a le destin le plus tragique ?

CM : Je tiens à toute la famille Carasco. J’aime les sagettes et Lucia. Je ressens même beaucoup de tendresse pour le père. Non vraiment, je ne peux pas répondre à cette question. Mais Pedro el rojo et Lucia la catin restent tout deux en suspens. Je reviendrai peut-être sur ces deux-là, qui n’ont sans doute pas encore vécu tout ce qu’ils avaient à vivre. Lucia devait réapparaître, je ne lui ai pas trouvé sa place et Pédro aurait du mourir, il m’a échappé in extremis en tuant son père. Une surprise. Il a changé son destin, mais je l’ai abandonné comme s’il en était mort.


Vous souvenez vous de l'état d'esprit qui était le vôtre lorsque vous avez écrit les premiers mots de "Coeur Cousu ?

CM : Les premiers mots du roman sont les seuls que j’ai déplacés. J’ai arraché la première page, celle qui était censée tenir tout le projet, celle qui avait ouvert mon désir du livre et l’avait longtemps porté, je l’ai arrachée à contre cœur juste avant de déposer les deux premières parties à l’accueil des éditions Gallimard. Mais je ne me souviens pas vraiment du moment où j’ai écrit ces premiers mots, c’étaient il y a plus de treize ans. On laisse des phrases dans un trou et elles poussent, elles enflent en notre absence. En les relisant, il arrive qu’on leur trouve une force qui nous avait échappée au moment de l’écriture.


Par quel biais avez vous réussi à publier votre premier roman chez un éditeur majeur ? Vous souvenez vous de votre réaction lorsque vous avez appris votre prochaine publication ? Et lorsque vous avez tenu pour la première fois votre livre broché ?

CM : J’ai déposé les deux premières parties de mon roman à l’accueil chez Gallimard avec une petite lettre expliquant pourquoi le manuscrit était inachevé. Mon congé parental prenait fin et je me sentais incapable d’enseigner et d’écrire à la fois. Mon mari, persuadé que je ne finirais jamais mon livre, m’avait obligé à remettre mon travail à une maison d’édition au moins, n’importe laquelle. Il m’avait permis de m’arrêter de travailler durant un an pour que je mène mon projet à bout. J’en parlais depuis si longtemps et il me semble qu’il en rêvait plus que moi encore. Il m’a toujours imaginée écrivain. Donc j’ai déposé mon paquet mi juillet, sans l’adresser à quelqu’un en particulier, j’ignorais qu’il y avait plusieurs directeurs éditoriaux. Début septembre, un certain Jean-Marie Laclavetine me rappelait sur mon portable. Je lui ai demandé d’épeler son nom, il ne s’en ai pas offusqué. Pourtant en regardant sur internet, j’ai eu honte de mon ignorance, il avait déjà écrit tant de romans. J’ai mis sept mois à terminer mon texte. Ensuite, il est passé devant le comité de lecture. Jean-Marie Laclavetine m’a rappelée pour m’apprendre la bonne nouvelle. J’ai attendu de recevoir mon contrat, terrifiée à l’idée qu’ils changent d’avis. Le contrat signé, je n’étais pas plus rassurée puisqu’ils avaient je crois douze mois pour sortir mon livre. Je me disais : « ils ne le feront pas ». Il est paru onze mois après.

Votre roman a remporté immédiatement un vif succès : nombreux prix littéraires et reconnaissance unanime des lecteurs. Savez vous combien d'exemplaires se sont vendus ? Cela ne donne -t-il pas un peu le vertige ?

CM : Entre le poche et le grand format, je dois en être à plus de 150 000 exemplaires vendus. Pour un livre sorti à 3000 exemplaires, c’est incroyable. Mais non, cela ne donne pas le vertige, on ne remarque rien. Cela reste très discret, presque irréel. Je n’ai encore jamais vu quelqu’un lire le Cœur cousu dans le métro.


Dotée comme vous l'êtes d'un tel lyrisme, d'une telle élégance et d'une telle minutie dans l'écriture , pourquoi avoir attendu si longtemps pour écrire un roman ? D'ailleurs, Coeur Cousu est il vraiment votre premier roman où y a t-il d'autres livres ou bouts d'histoire cachés dans un tiroir ?

CM : Avoir de l’imagination peut être très angoissant. J’en souffre assez pour savoir que j’en ai . Le style, c’est autre chose. Je ne me sens pas sûre de moi , je doute énormément et j’ai toujours douté. Peur de desservir mes personnages, mes histoires. Peur de ne pas être à la hauteur de mon rêve. Peur de l’échec. Autant de raisons de ne jamais finir le texte entamé. Et puis il y a la vie, les amis, les enfants, l’amour. L’écriture n’est pas tout. J’avais écrit un livre pour la jeunesse dix ans plus tôt. Roman envoyé par la poste et publié chez Pocket. A part cela, je n’ai dans mes tiroirs que des poèmes, des nouvelles, des contes écrits pour ou avec mes enfants.


Je suppose que vous êtes de nouveau au travail pour nous offrir bientôt un deuxième magnifique roman. Son sujet est il classé top secret ou peu on avoir un tout petit avant goût ??? Si le succès était toujours au rendez vous, ce pourrait il que l'écriture devienne votre principale occupation ?

CM : J’ai gagné une sorte de seconde jeunesse et une petite justification en écrivant. Ce roman a été une clé, il m’a ouvert des lieux, un milieu qui me semblaient inaccessibles, des lecteurs se sont confiés. Les possibles se sont multipliés. Cette sensation d’entamer une autre vie à quarante ans passés est extraordinaire. J’avoue que j’aimerais que tout cela dure, que les histoires me sortent du corps, que les livres jaillissent. En fait, les choses ne viennent pas si vite, si facilement. Créer un personnage, lever un univers romanesque prend du temps.

J’aime énormément enseigner, mais je m’amuse encore davantage en bâtissant un village, un château, un être à l’aide de quelques mots. Une feuille, un crayon et du temps. J’espère donc pouvoir continuer à écrire, moi qui ne parviens pas à faire deux choses à la fois.

Quant au prochain roman, j’y suis plongée. Un univers de forêt, de vieilles pierres et d’ombres humides. Une histoire d’amour et de jalousie. Un travail sur la force de l’imaginaire, sur l’invention de la personne avec laquelle on vit. Sur le mystère que reste l’autre même quand il dort dans notre lit, sur la part qui nous échappe, sur les blancs où tout est à broder.


Enfin, question incontournable sur ce blog, quelle lectrice êtes vous ? Quels sont vos 3 derniers coups de coeur littéraires ?

CM :Je lis très lentement et par crises. Mes derniers coups de cœur ?

Ma grande découverte de cet été, c’est « La légende de Gösta Berling » de Selma Lagerlof que je n’avais jamais lue.

« Avec les moines-soldats » de Lutz Bassmann (un pseudo de Volodine)

«  L’attente du soir « de Tatiana Arfel , un magnifique premier roman.

« A l’angle du renard » de Fabienne Juhel

« Mangez-moi si vous voulez » de Jean Teulé

« Paradis noir » de Pierre Jourde

Et dans la rentrée de septembre :

« La double vie d’Anna Song » de Minh Tran Huy

«  Ce que je sais de Véra Candida » De Véronique Ovaldé

Mais je suis passée à côté de beaucoup de romans, il va falloir que je me rattrape. Et j’en oublie sûrement.


                                                   
                                  Je vous dis merci avec ce coeur cousu qui semble cousu !