6/ Jouez-vous encore aujourd’hui pour votre plaisir ? A quels genres de jeux ? Quels jeux avez-vous appréciés récemment ?
Jordan Mechner :
Ces temps-ci, je joue surtout à des jeux casual. Bien que j’admire la beauté et les prouesses technologiques des jeux actuels des consoles de nouvelle génération, il m’est difficile de sacrifier 8 ou 10 heures pour faire le tour complet d’un jeu, et encore moins 20.
Eric Chahi : Je suis un peu dans le même cas, d'autant plus que les jeux sont souvent répétitifs, le nombre de jeux achetés jamais terminés je ne les compte plus. Le dernier jeu que j'ai fini c'était Soul Bubble sur DS, vraiment excellent. En fait, je préfère jouer dans un autre domaine. Aujourd'hui, j'éprouve d'avantage de plaisir dans le théâtre, jouer sur une scène avec d'autres gens c'est très ludique, les interactions sont plus fines, il y a un plaisir immédiat et un renouvellement constant.
7/ Globalement que pensez-vous de la production actuelle ? Selon vous, quelles évolutions récentes vous semblent importantes et pourquoi ?
Jordan Mechner :
Je n’ai pas souvenir d’une époque ou une si grande partie de l’industrie des jeux vidéo et du cinéma ait été dédiée aux suites, aux remakes et aux licences.
Je ne pense pas qu’il ait existé une époque où il fut aussi difficile d’intéresser les éditeurs de jeux ou des studios de cinéma à de nouvelles IP ou à des scénarios originaux.
Eric Chahi :
C’est vrai pour les grosses productions. En même temps on dispose de moyens de diffusion plus larges qu’avant et accessibles aux indépendants, ça compense.
Côté évolution, on assiste à une diversité de machines et d’interfaces. L’interface est la connexion physique à la virtualité du jeu, c’est aussi une limitation qui type fortement la nature des interactions. Changer les modalités d’interaction nécessite de repenser la façon de jouer, c’est donc potentiellement un important vecteur d’innovation. Brouiller les repères force à explorer d’autres voies.
8/ Vous avez tous les deux une très haute estime du métier de game designer, considérant le game design comme un travail d’auteur à part entière. Aujourd'hui, y-a-t-il selon vous des game designers qui vous paraissent répondre à ce critère ?
Eric Chahi : Oui, Fumito Ueda par exemple, ou encore Keita Takahashi, Jonathan Blow, Jenova Chen. Ces auteurs utilisent le jeu vidéo au-delà du pur divertissement. Même si les mécanismes mis en jeu sont parfois très classiques, ces œuvres expriment un regard personnel. Des créations sincères et entières.
9/ Enfin la question rituelle : si vous aviez un seul conseil à donner à un jeune game designer ?
Jordan Mechner :
Un bon ami dans un domaine professionnel différent du mien m’a récemment donné ce conseil. Il disait que la plupart des gens ont une approche des choses sur le schéma 1-2-3 :
1. La première, c’est l’inspiration, la vision, l’excitation. C’est l’or. C’est un peu magique. Tout le monde en veut un morceau.
2. La seconde c’est toutes les raisons pour lesquelles ça ne marchera pas, ou ça ne se vendra pas, toutes les raisons pour lesquelles ça foirera ; toutes les difficultés techniques, financières, logistiques, qui devront être résolues.
3. La troisième c’est de se mettre à le faire !
La plupart des gens restent bloqués à la deuxième étape.
Le conseil de mon ami était de le faire dans un ordre différent : 1-3-2. Sauter l’étape 2 et aller directement à la trois. Auparavant, je n’avais jamais entendu cette façon d’exposer les choses mais en regardant en arrière, les choses que j’ai faites dans ma vie qui m’ont apporté le plus de satisfaction et de fierté je les ai faites dans l’ordre 1-3-2. Alors c’est devenu aussi mon conseil.
Eric Chahi :
Mon conseil serait de concevoir un jeu avec les moyens dont il ou ils disposent. C'est-à-dire définir des règles du jeu ne requérant pas plus que ce qu’il est capable de réaliser, car bâtir des règles puis les prototyper et les jouer est le seul moyen de valider si un jeu est intéressant ou non. Dans le cas le plus élémentaire, cela consisterait par exemple à créer un jeu de plateau, ne nécessitant donc pas de programmation juste des idées. S’il s’agit d’une petite équipe multidisciplinaire, les règles devront être pensées et adaptées à la techno et au temps de création disponible. Et puis toujours itérer, itérer.
Jordan, ton conseil me parle mais je ne suis pas sûr de bien comprendre. Est-ce que tu veux dire que l’inspiration doit se matérialiser dans le « faire », c'est-à-dire que l’on va concrétiser des morceaux d’idées, des intuitions selon un feeling général sans qu’elles soient parfaitement cohérentes ni forcément ajustées ? Et ensuite à partir de ces briques validées on va les fusionner et laisser la vision émerger ? Dans ce cas, la vision est une résonance d’un ensemble d’inspirations et d’idées ?
Jordan Mechner :
Ce que je veux dire en faisant les choses dans l’ordre 1-3-2 c’est : ne gâchez pas l’énergie et la passion pour l’idée originale, en devenant trop tôt dans le process votre propre critique (ce qui correspondrait à l’étape 2). A l’inverse, sautez directement de l’étape 1 à l’étape 3 – commencez par faire le nécessaire pour que votre idée prenne forme dans la réalité. Pendant que vous sentez encore cette première inspiration avec évidence et envie. Plus tard bien-sûr, vous commencerez à réaliser les problèmes et les défauts, et vous aurez à les gérer. Mais vous serez capable de les régler, parce que vous êtes déjà dans le mouvement d’un projet qui va de l’avant. A l’inverse, si vous pensez aux obstacles dès le début, vous pouvez facilement finir par vous convaincre de ne rien faire du tout.
Eric Chahi :
Ok, c’est clair maintenant, je comprends mieux ce que tu veux dire. Ca me fait vraiment penser à la génèse d’Another World où la création s’est faite toujours dans l’expérimentation directe des idées. D’ailleurs, aujourd’hui dans l’industrie il y a cette tendance à théoriser et rationaliser énormément la création, ce qui, en soi, laisse peu de place au mode 1-3-2, ça laisse songeur…