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Je sais que je vais bientôt mourir

Publié le 16 octobre 2009 par Marc Lenot

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Que font les artistes à la fin de la vie ? S’arrêtent-ils de travailler, désabusés ou au contraire confits de gloire ? Créent-ils jusqu’au dernier jour, quitte à s’appauvrir ? Et que font-ils quand ils savent qu’ils vont mourir, qu’ils n’ont plus que quelques mois ou quelques années ? C’est ce dernier sujet qui est le thème de la remarquable exposition Deadline au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (jusqu’au 10 janvier). Jamais on n’en autant entendu les mots cancer, sida, cirrhose, Alzheimer, sclérose latérale amyotrophique dans une exposition d’art.

12 artistes sont présentés ici, tous décédés depuis 1989, certains à un âge avancé (de Kooning à 93 ans), d’autres en pleine jeunesse (Absalon à 29 ans). De même que les photographes spirites tentaient de saisir sur la pellicule l’âme du défunt expirant, on essaie ici de comprendre comment la mort a transformé leur art : tous savaient qu’ils allaient mourir, tous étaient diminués physiquement. On pourrait faire le catalogue des “prothèses” artistiques de l’artiste affaibli, depuis les pinceaux de Renoir et les papiers de Matisse jusqu’à la sulfateuse à peinture de Hartung ou l’ordinateur d’Immendorf. On peut aussi questionner le rôle des assistants, s’interroger sur la part de création qui reste à l’artiste quand il ne peut plus que penser et doit laisser à d’autres le soin de l’exécution, non point par une démarche conceptuelle (le MAMVP expose en parallèle dans ses salles des Rutault à profusion), mais parce qu’il ne peut plus tenir un pinceau, un burin ou un appareil photo.

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Mais le plus intéressant dans cette exposition est de voir comment l’approche de la faucheuse modifie le sens de leur art, ou non.

Joan Mitchell semble peindre dans la même veine, mais concentrer ses gerbes de couleur au centre du tableau, incapable de travailler sur toute la toile.

Hartung, dont la production d’une seule journée, le 4 juin 1989, est présentée ici, va vers des couleurs plus éclatantes, plus lumineuses; son utilisation d’une sulfateuse pour projeter la peinture sur la toile, signe de déchéance physique antinomique de l’engagement physique des aspersions de Pollock, aboutit à une fragmentation de la ligne, faite d’éclaboussants pointillés noirs. C’est comme une énergie nouvelle qui se libère alors; un petit film le montre en chaise roulante, avachi, atone et soudain se redressant et peignant (T198-R17). 

Willem de Kooning s’est retiré du monde, il ne parle plus, ne communique plus, mais il peint encore et toujours, des tableaux très construits, garnis de rubans lumineux colorés, pièces tardives qu’on ne connaît guère, tant elles ont été décriées par la critique.

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L’inscription dans l’histoire de l’art semble une préoccupation vitale pour ces hommes prêts à mourir. Martin Kippenberger revisite sans fin le Radeau de la Méduse, scène mortuaire s’il en est, appel au secours pourtant plein d’espoir; s’inspirant d’un dessin de Géricault, il reproduit un plan du radeau sur un tapis qui est présenté entouré de ses autoportraits en naufragé, dans une appropriation à l’ironie grinçante. Immendorf lui aussi, se désespérant contre la maladie qui le tue, recrée le théâtre du monde et inclut dans  ses toiles Goya, Hogarth et Dürer, comme pour s’affirmer à leurs côtés avant de disparaître.

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D’autres artistes parlent de leur mort, l’intègrent dans leur travail. On peut dire que Gonzalez-Torres a, toute sa vie ou presque, montré sa mort prochaine, qu’une partie importante de son oeuvre est une allégorie immense du sida : dispersion des feuilles de papier ou des bonbons comme un écho du virus et de sa propagation, disparition de l’oeuvre. J’ai été un peu déçu par les photographies exposées ici, mais la salle se clôt par un rideau de perles en plastique coloré (comme dans les boutiques rurales de mon enfance) : passage dans l’autre monde, entrée dans les Enfers, Styx qu’il faut franchir (Sans titre - Début).

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James Lee Byars réalise dans une galerie bruxelloise, reconstituée ici, la mise en scène de sa propre mort dans une très haute salle aux murs couverts d’or : sur un socle qui m’a rappelé la pierre d’onction du corps du Christ, vue il y a quelques jours au Saint-Sépulcre, l’artiste se couche et expire. L’or, pharaonique éblouissant, inregardable, comme négation de la mort, de la déchéance, de la pourriture : Byars est mort au Caire où il cherchait des souffleurs d’or, capables d’appliquer le souffle vital au métal imputrescible (Performance pour le vernissage The Death of James Lee Byars à la Galerie Marie-Puck Broodthaers).

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Les dernières photos de Mapplethorpe sont non pas des natures mortes, mais des modèles morts : au moment où la vie se retire de son corps, le photographe tue ses modèles. Lui qui a tant aimé les corps, la chair, le sang, le sperme, prend maintenant pour modèles des corps sans vie, sans couleur, aux yeux vides, à la peau froide et blanche, des statues antiques. C’est, à mes yeux, une invasion de la mort par le sujet. Un superbe Cupidon au corps divin dort sous une fenêtre blanche, ouverture vers l’au-delà peut-être (Sleeping Cupidon).  

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Chen Zhen n’a cessé d’évoquer son anémie et sa mort prochaine. On voit de lui ici un Jardin Zen, polygone rempli de représentations en albâtre d’organes corporels que des pinces chirurgicales triturent cruellement, alors qu’elles sont cernées d’un jardin zen orné de lierre, paisible et harmonieux : opposition entre l’Orient et l’Occident sans doute, entre deux approches opposées du corps et du soin. De son Berceau voisin, envelopé de tissus s’élève une plainte, mélange de gémissements, de toux et de rires étouffés.

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Enfin, j’ai découvert dans cette exposition la photographe suisse Hannah Villiger, morte en 1997 à 46 ans. Elle photographie son corps malade avec un Polaroïd tenu à bout de bras, puis, peu à peu, elle le voile, le cache, le recouvre de tissus. Ces photos sont ensuite agrandies et disposées en blocs sur le mur. Ce corps meurtri, amaigri qui peu à peu disparaît est un des signes les plus tragiques de toute l’exposition, et le retravail du polaroïd crée une impression sculpturale, quasi religieuse (Block).

Sortant de cette exposition, le visiteur, confronté à ces images de la mort prochaine, celle de l’artiste et la sienne, reste hanté longtemps encore par l’intensité de ces oeuvres ultimes. 

Photos 1, 4, 5 et 8 courtoisie du MAMVP; photos 2, 3 et 7 de l’auteur. Hans Hartung et Chen Zhen étant représentés par l’ADAGP, les photos de leurs oeuvres seront retirées du blog à la fin de l’exposition.


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