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Le présent se connecte au passé

Publié le 15 octobre 2009 par Fric Frac Club
Le présent se connecte au passé L'an passé, lorsque le Nobel fut décerné à un écrivain français, la presse américaine s'est demandée "who ?". Cette année, le blogger le plus illustre de France n'a pas trouvé mieux que de s'épancher sur son favori (Roth) et, lui qui a toujours quelque chose à dire, a été contraint au silence par le choix de l'Académie suédoise. De JMG who à Herta qui, on se dit qu'on n'a pas de quoi faire les malins. C'est pourquoi le FFC a contacté son correspondant allemand pour qu'il nous cause de cette Herta Müller, inconnue par ici malgré trois traductions. Ne pas savoir qui est l'auteur est toujours de notre faute, jamais celle du jury. Pour beaucoup, Allemands inclus, que Herta Müller soit le troisième écrivain d'expression allemande à remporter le prix Nobel de littérature fut une surprise totale. Le mérite-t-elle ? Bien sûr. Herta Müller est un des meilleurs et des plus importants écrivains d'aujourd'hui en Allemagne. C'est un écrivain intelligent qui n'a jamais peur d'essayer de nouvelles choses sans être difficile au point d'être illisible. Au contraire : son écriture, bien que complexe, est fréquemment stimulée par une langue plaisante, chaude et menée par une sorte de plasticité verbale que je n'ai plus rencontrée depuis Günter Grass. Mais contrairement à Grass dont le travail a une dimension surréelle qui l'éloigne de la critique acerbe, Herta Müller est toujours juste, engagée avec le monde, et se plonger dans ses livres vaut la peine. Le présent se connecte au passé Herta Müller est née en Roumaine en août 1953, pays qu'elle fuit en 1987. Son œuvre est en large partie traversée par la dictature de Ceausescu et le traumatisme qu'elle a infligé aux citoyens du pays. Elle appartient à la communauté allemande de Roumanie, les Souabes du Banat (une région à cheval sur trois pays : Roumanie, Serbie, Hongrie) même si elle a toujours gardé ses distances : elle a peu de goût pour le nationalisme, et cette communauté, comme beaucoup de "communautés d'exil", s'est laissée aller à un discours très nationaliste, au bord du racisme. Pourtant, les complexités liées au fait d'appartenir aux Banater Schwaben sont fréquemment explorées dans sa fiction, car ce groupe ethnique a, d'une part, toujours été privilégié, en particulier d'un point de vue économique, et, d'autre part, toujours été à la marge, parmi les dépossédés dans le contexte des nationalismes roumains et serbo-yougoslaves. Le thème de l'ethnicité est fréquemment associé à celui de l'oppression par et à la résistance à un système totalitaire, et donc à la violence. Comme c'est le cas de beaucoup des meilleurs prosateurs de langue allemande de la seconde moitié du 20eme siècle (Elfriede Jelinek, Thomas Bernhard ou encore Sigfried Lenz), la violence se retrouve en filigrane de tout son travail. Müller aime construire des situations structurées par cette violence ou par des relations de pouvoir. J'ai récemment lu quelques commentaires erronés la comparant à Jelinek, mais alors que Jelinek détecte et expose la violence dans le langage (son grand sujet) et dans la culture, Herta Müller écrit à propos de gens et de cultures. Sa conscience du langage a un but totalement différent : c'est secondaire pour les gens, mais ça aide à identifier et à définir des situations, mettre en contexte des actes et des actions dans un cadre culturel et historique. De plus, Herta Müller écrit pour émouvoir le lecteur. Si son travail est si souvent perçu comme autobiographique (ce qui lui fait du tort), c'est parce que sa sincérité est sensible à la lecture. La violence est liée à la peur et à l'obscurité. L'évolution de son travail pourrait être lue comme une tentative de s'en sortir, ce qui serait une erreur : elle a elle-même dit que l'écriture ne contribue pas à réduire l'obscurité. Elle joue plutôt le rôle d'un professeur. Des écrivains comme Jelinek se sont toujours méfiés de l'enseignement, vu comme reproduction et mise en œuvre d'inégalités, mais ce n'est pas le cas de Müller. Comme l'œuvre de Grass, celle de Müller s'inscrit dans la narration traditionnelle. Elle est consciente de la structure des mythes et du folklore dans son imaginaire, et les utilise de façon constructive : la tradition est un outil pour mettre en place une histoire. Le souvenir est important, tout comme les relations interculturelles. En ce sens, elle est l'antithèse de Jelinek. Elle nous apprend à nous souvenir, à chercher non pas la répression contenue dans les mots (bien qu'elle nous en rappelle la présence) mais bien le passé. Dans un discours, Müller a établit une différence entre “soziale Angst”, une peur collective, visible par exemple dans la tendance qu'a une société à attaquer les minorités et “existentielle Angst”, qui est une peur individuelle. Alors qu'un livre comme Heute wür ich mir lieber nicht begegnet (La convocation, publié en français par Métaillé, son moins bon roman à ce jour) s'occupe de cette peur individuelle, son écriture n'est jamais meilleure que lorsqu'elle combine les deux éléments. A travers les protagonistes de Herztier (non traduit), elle y parvient magnifiquement et souligne les connections entre peur et tradition, souvenir et narration. La première phrase du roman est légendaire :
“Wenn wir schweigen, werden wir unan genehm,” sagte Edgar, “wenn wir reden, werden wir lächerlich”.
On pourrait la traduire ainsi :
"Lorsque nous nous taisons, nous devenons déplaisants", dit Edgar, "lorsque nous parlons, nous devenons ridicules".
En être conscient est important : parler, c'est risquer d'êre ridicule mais comment témoigner autrement ? Ceci nous renvoie à son utilisation de la langue. Parfois, sa critique est simple et directe, tout particulièrement s'il s'agit des aspects les plus évidents des dictatures. Parfois, elle s'éloigne d'un langage sévère pour se plonger dans le poétique et le mythique – comme lorsqu'elle utilise plus volontiers le mot roi que dictateur, car il est plus doux. Mais même à voix douce, ses romans brandissent aussi de gros bâtons. Très souvent, Müller s'intéresse à l'accès (der Zugriff) qu'un système répressif a à l'individu. Dans une très belle appropriation de la discussion féministe de la manière dont la mode ou la coupe de cheveux démontre l'accès que la société a aux femmes, elle argue dans un de ses grands essais que la coupe de cheveux d'un homme démontre celui qu'un Etat (totalitaire) a sur lui. Elle raconte, de façon très émouvante, que Bossert, un ami écrivain qui s'est tué quelques semaines après avoir été la cible de mesures répressives (fouille de son appartement, confiscation de manuscrits, passage à tabac), avait en réaction commencé à se couper au hasard des bouts de cheveux et de poil de barbe. C'est un motif qui revient aussi dansHerztier. Ces thèmes font que beaucoup de ses livres semblent sinistres, tout particulièrement Fuchs war damals schon der Jäger (Le renard était déjà le chasseur, Seuil) ou Heute wär ich mir lieber nicht begegnet. La dureté d'une bonne part des descriptions, remplies de désolation, de terreur, de suicide, de pouces coupés et du réconfort qu'amène un bouton de nacre qui éloigne la peur pour un moment, ne constitue pas seulement une attaque contre une dictature, bien que ce soit certainement une part centrale de son travail. L'éclat de Müller provient de ce que sa langue et sa façon de structurer, de mettre en contexte les situations, interroge le point de vue même de ses narrateurs, en les laissant, par exemple, débiter des idioties sur l'histoire, ou en créant des scènes qui ne sont plus celles de répression politique mais où se jouent d'autres relations de pouvoir, comme celles entre hommes et femmes. Herta Müller est étonnamment consciente des complexités relationnelles. C'est un écrivain qui se consacre à la responsabilité que nous avons en tant qu'êtres humains. Le présent se connecte au passé Avant de publier son incroyable nouveau roman, qui est fort différent de ce qu'elle a fait jusque là, elle a commencé à écrire de la poésie. Mais pas n'importe laquelle : une collection comme Im Haarknoten wohnt eine Dame contient des poèmes qui ne sont pas tant écrits qu'assemblés. Ce sont des collages. A chaque page, l'image d'un poème composé de phrases, de mots ou de lettres découpées dans des livres et des journaux, attitude parfaitement logique pour un écrivain intéressé non pas par la langue en tant que medium abstrait mais par la langue telle qu'utilisée par les gens, par les individus. C'est une poésie légère, bien écrite, musicale. Il est très rare de trouver des romanciers qui soient aussi des poètes accomplis, et il reste à voir si elle souhaitera développer ce pan de son oeuvre, mais ce livre est une réussite extraordinaire à bien des niveaux. Il est maintenant temps de s'intéresser à son retour à la prose de fiction, dans lequel elle écrit sur la mémoire : Atemschaukel (à paraître chez Gallimard en 2010 sous le titre La balançoire du souffle). Les souvenirs ont toujours joué un rôle important dans ses livres, qui emploient fréquemment la technique du flashback – ce qui contribue à la fragmentation de ses textes et qui explique que certains lecteurs se plaignent, à tort, qu'elle place le style avant l'intrigue. Il ne s'agit pas d'une fragmentation délibérée à la mode postmoderne. Le travail de Müller est d'ailleurs intéressant parce qu'il renvoie, plutôt qu'au postmodernisme des années '70 ou '80, à la tradition des années '50. J'ai déjà mentionné Lenz et Grass, mais il convient de nommer aussi Paul Celan et Ingeborg Bachmann ainsi que, plus tardivement, Walter Kempowski. Ces trois auteurs sont pertinents à l'heure de parler de mémoire – les flashbacks ne forment que la pointe de l'iceberg. Il me semble que son utilisation des mots est une chasse à la mémoire qu'ils contiennent, à ce qui s'y cache historiquement, culturellement et linguistiquement. Voilà ce qui rend sa langue fascinante, exagérément poétique selon certains critiques allemands à la sortie de Atemschaukel. C'est cet aspect de son écriture qui la rapproche de Paul Celan, dont le projet littéraire contenait des tentatives similaires. Avec Kempowski (qui n'est probablement pas une influence directe), elle partage un intérêt dans le pouvoir des histoires à faire (ou à devenir un élément de) l'histoire. C'est quelque chose qui a toujours été présent, sous la surface de ses textes, mais qui était ignoré à cause de l'aspect autobiographique de son travail, qui semblait toujours aborder son expérience sous Ceausescu. Son nouveau livre est donc surprenant. Elle s'éloigne du cadre autobiographique et raconte explicitement les histoires d'autres personnes. Sa mère, ainsi que de nombreux habitants de son village, fut déporté après la guerre et envoyé dans un camps de travail soviétique. C'est une expérience dont les survivants parlaient rarement. A partir de 2001, Herta Müller a commencé à enregistrer les souvenirs de rescapés roumains. Elle fut aidée dans cette entreprise par la grand poète Oskar Pastior, qui avait lui-même connu les camps. C'est un des principaux contributeurs aux récits qu'elle a assemblés. Ils voyagèrent ensemble en Ukraine pour visiter les lieux où les camps étaient installés et, à la mort de Pastior en 2006, Müller décida d'écrire un roman à partir de tout le matériel qu'ils avaient amassé. Atemschaukel est une grande réussite qui combine beaucoup de ses points forts, cette fois-ci appliqués à un sujet complètement différent. On peut dire que ce roman complète son œuvre. Je ne m'attendais pas à ce qu'elle gagne le prix Nobel parce que son travail n'avait pas encore, à mon sens, acquis une forme précise, ce qui pourrait d'ailleurs expliquer qu'elle n'ait pas encore reçu le Büchnerpreis (la récompense littéraire la plus prestigieuse d'Allemagne), mais plus j'y pense plus j'approuve le choix de l'Académie suédoise. Je pense que ce livre peut être le chef-d'œuvre de Herta Müller. Il met en évidence ses forces et démontre en même temps qu'elle n'est pas limitée, qu'il ne s'agit pas d'un écrivain unidimensionnel, chose que ses poèmes auraient dû prouver depuis longtemps. Au bout du compte, qui est-elle ? Est-elle un écrivain allemand ? Un écrivain roumain ? Les critiques allemands ont toujours maintenu qu'écrire à propos de la Roumanie n'était qu'une étape préliminaire sur la route qui devait la transformer en grand écrivain, que sa valeur ne serait prouvée qu'au bout d'un chemin qui devait l'amener à écrire sur l'Allemagne. Ceci explique sans doute l'ampleur du succès de son dernier roman, puisque s'il y a une seule chose que les Allemands préfèrent aux livres sur les Allemands, ce sont des livres sur des Allemands qui sont des victimes. Pourtant, Müller n'a jamais voulu se plier aux attentes des critiques. La nationalité est un sujet épineux dans son travail et elle préfère écrire à propos de corps et d'espaces. Elle transforme les nationalités et les ethnicités en langages. Elle voit les cultures et les nations comme des toiles, des systèmes interconnectés qu'on ne peut prendre isolement. Elle a déclaré une fois que :
Je mehr Augen ich für Deutschland habe, umso mehr verknüft sich das Jetzige mit der Vergangenheit.
(Plus j'observe l'Allemagne, plus le présent se connecte au passé)
Herta Müller est minutieuse, sensée, une superbe créatrice de prose et de poésie. Je suis heureux qu'elle obtienne enfin l'attention qu'elle mérite. (Ce texte est une adaptation française par François Monti du texte de Marcel Inhoff, publié sur son excellent blog, Shigekuni. Relecture et corrections de Cédric Rétif.)

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