Le 11 novembre 1996 débarquaient à l’aéroport de Bangalore, capitale de l’Etat régional du Karnâtaka, les 88 candidates à l’élection de Miss World. Cela aurait pu ressembler à une petite animation passagère pour cette ville de Bangalore, mais en réalité l’événement faillit être le prélude à une révolution. Et de fait les autorités ont du imposer un couvre-feu, avec un déploiement policier et militaire sans précédent avec pas moins de 12 800 policiers étaient en service la nuit de l’élection. Les porte-parole des partis marxistes et gandhiens, des organisations féministes et de la droite nationaliste hindoue dénonçaient l’« agression culturelle impérialiste d’un Occident corrompu et permissif ». Ils invitaient à bouter hors de l’Inde cette compétition propageant une image dégradée de la femme : déshabillée, réifiée, humiliée, commercialisée sinon prostituée, et mise au service de la laideur et de la vulgarité, de l’obscénité, du voyeurisme ou du tourisme sexuel.
L’arrestation préventive de nombreux activistes n’empêcha pas les recours déposés en Haute-Cour, les grèves de la faim, les processions, les manifestations pacifiques, parodiques ou violentes, les boycottages et les saccages, trois attentats à la bombe et l’immolation d’un jeune protestataire dans la ville de Madurai.
Il n’y avait pas de meilleure introduction pour cet article car même si l’Inde est le pays de Bollywood et de milliers de stars, la question de la beauté n’est pas aussi simple et la conception occidentale de la beauté féminine n’est pas la même que celle qui existe en Inde.
Les épopées et la littérature classique, ainsi que les sculptures des
temples ou l’imagerie mythologique, illustrent le canon du beau féminin indien, lequel a remarquablement perduré. De ces vignettes ou représentations plastiques ressortent toutefois deux
stéréotypes contradictoires. D’une part, elles célèbrent la puissance sexuelle de la déesse, de la danseuse ou de la courtisane – toutes « beautés à faire damner un moine ». De l’autre, elles
valorisent l’humble retenue empreinte de dévotion de l’épouse soumise à son mari-dieu, celle qu’on appelle la pativratâ, gardienne du foyer domestique et garante de la pureté du
lignage.
S’agissant des premières, qu’il suffise de mentionner les yakshinîs qui ornent les
piliers des temples hindous et des stupas bouddhistes et jaïns. Ces femmes-génies sont liées à la végétation et à l’expression d’une arborescence bourgeonnante, suggestifs symboles d’abondance et
de prospérité associés aux pouvoirs de reproduction de la nature. Leurs corps sont ployés en tribhanga, la « triple flexion », la tête doucement penchée, les hanches légèrement en
saillie, les jambes supportant assez inégalement le poids du corps. La plupart du temps ces yakshinîs sont nues, même si quelque chose suggère qu’elles sont revêtues de tissus diaphanes.
Les seins ronds et fort amples, le plus souvent rapprochés, sont presque toujours découverts, de même que la mince taille avec son ombilic profond. Si elles portent une ceinture ou une sorte de
jupe, celle-ci est fendue de manière suggestive ou c’est la femme elle-même qui la relève pour révéler sa féminité.
Quant à l’expression de leur doux visage en forme de lune, perpétuellement souriant et aimable, elle semble inviter à la tentation celui qui les regarde. Les yeux, fréquemment comparés à des
poissons, les sourcils relevés et des lèvres assez charnues ajoutent à la séduction sereine. Poitrine généreuse, taille fine, hanches larges, telle est la description tant aimée et normalisée de
la beauté féminine dans l’art et dans la pensée de l’Inde. Bref, le beau est un corps plein qui regorge de sève, une image de franche sensualité qui célèbre la vie dans toute son
opulence.
Que la fertilité se trouve
à l’arrière-plan de ce genre d’image ne fait guère de doute. Comme l’est le sentiment érotique, le shringâra, l’une de ces neuf « émotions » (rasa) de l’esthétique indienne,
essence même de la puissance évocatrice de tout spectacle. Le rasa est littéralement un jus, une sève qui exsude, plus largement un fluide, mais aussi, au sens second, l’essence non
matérielle d’une chose, sa meilleure partie, la plus fine, à l’instar d’un parfum qu’il n’est pas facile de décrire ou de comprendre. A ce goût, cette odeur, cette saveur qui proviennent de la
consommation ou de la manipulation soit de l’objet matériel, soit de ses propriétés immatérielles, qui produisent souvent du plaisir, s’ajoute encore une acception qui désigne un état de bonheur
accentué, au sens de la félicité (ânanda), le genre de béatitude que l’on ne peut connaître que par l’esprit, celle, par exemple, que provoque la connaissance de la Réalité ultime, «
frère jumeau de la saveur de Brahma ».
Hormis cette dernière acception, le beau s’avère donc moins l’expression d’un canon esthétique transcendant que le sentiment qui s’exhale d’une musique, d’un chant, d’une danse, d’une image
suscitant une émotion ravissante ou chavirante.
A SUIVRE