Sémantique de l'horreur
Publié le 15 octobre 2009 par Sylvainrakotoarison
On parle depuis plus de quinze jours de l’affaire de la "joggeuse", cette femme qui s’est fait enlever, violer et étrangler par un récidiviste. Une
affaire qui a ému : tristesse, peur mais aussi colère. Focus sur le traitement médiatique de cet horrible fait divers.
Parfois, la
lecture de la presse ou l’écoute des journaux peuvent engendrer la nausée. Vingt-cinq ans après la découverte du corps du petit Grégory dans la Vologne (le 16 octobre 1984), les médias ont
toujours un peu de mal à tracer la frontière entre information et sensation.
Il y a donc eu cette affaire terrible qui s’est déroulée récemment. Une jeune femme de quarante-deux ans qui courait tranquillement
pour pratiquer son sport matinal dans la forêt de Fontainebleau se fait enlever par un homme de quarante-sept ans. C’était lundi 28 septembre 2009.
Dans le coffre de la voiture du kidnappeur (une Peugeot 106 grise), elle parvient à appeler la police avec son téléphone portable et donne même le
numéro d’immatriculation.
Deux cents gendarmes s’activent alors à pieds, à cheval et en hélicoptère pour ratisser toute la zone. La 106 est retrouvée. Malgré cela, la femme
n’est pas retrouvée et on la considère comme disparue.
Entre-temps, l’homme l’a attachée à un arbre puis est parti. La femme a réussi à se libérer mais il est revenu et l’a recapturée.
Un peu plus tard, le lundi soir, l’homme est arrêté sur les indications initiales de la femme. On retrouve hélas trop tard, le mercredi soir, sa
victime dans la forêt à vingt kilomètres du lieu d’enlèvement. Morte étranglée. Et on apprendra un peu plus tard qu’elle a été violée.
Le suspect, il avait déjà violé une fille de treize ans en 2000 et pour cela, il a été jugé en 2002, condamné à onze ans de prison, emprisonné et
libéré quelques années plus tard avec les remises de peines, en mars 2007. Il a même réemménagé dans le village dans le Loiret de sa (première) victime (qui a encore peur de lui à vingt-deux
ans) après la levée de son contrôle judiciaire en novembre 2008. Il devait aussi se faire soigner pour son alcoolisme.
Dès que ce terrible casier judicaire fut connu, des bouledogues de la vie politique se sont mis à aboyer, à vociférer : castration chimique,
peine à perpétuité ou autres mesures pas plus efficaces que ce qui existe dans le code pénal déjà très sévère. Même les juges d’application des peines ont reçu quelques crachats. Apparemment,
ça fait du bien aux vociférateurs. Pas à la justice en général.
La victime, la femme de quarante-deux ans, les médias l’ont un peu oubliée. Un peu à cause d’une double polémique faisait intervenir un autre viol
d’une jeune fille de treize ans puis se transformant en réquisitoire contre le neveu d’un ancien
Président…
Elle est enterrée cependant devant une foule nombreuse de personnes très émues à Milly-la-Forêt le mercredi 7 octobre 2009 (entre mille cinq cents
et deux mille personnes). Même le Ministre de l’Intérieur (Brice Hortefeux) est venu mais sa présence ne semblait pas vraiment désirée et il a dû se restreindre à la discrétion. Certains
proches de la famille parlaient même de récupération politique. Il a déclaré : « Je suis venu exprimer au nom du Président de
la République, au nom du gouvernement tout entier, l’émotion qui est la nôtre et partager la douleur avec la famille. (…) Dans des moments comme celui-ci, la solidarité nationale doit
s’exprimer. C’était aussi pour moi l’occasion à titre personnel de retrouver la mère et les deux frères de la victime, qui sont légitimement choqués et très éprouvés par un chagrin qui est le
plus terrible qui puisse exister »
Cette tragédie soulève bien des sujets sur la récidive, sur les remises de peine (il y a moins de récidives lorsque la libération intervient avant
la fin de la peine), sur les "pulsions" incompréhensibles, sur la faible efficacité des recherches, sur la "castration chimique" (qui est déjà autorisée sur volontariat, mais est-ce le réel
problème ?) etc.
Il y a, au-delà de l’émotion suscitée et légitime, une chose qui m’a choqué sur la manière quasi-générale de parler de cette affaire dans les
médias.
Les titres des journaux depuis plus de deux semaines parlent de la malheureuse victime ainsi :
« Une joggeuse disparue dans l’Essonne »
« La joggeuse de Milly toujours recherchée »
« Joggeuse disparue : les enquêteurs très inquiets »
« La joggeuse kidnappée en forêt reste introuvable »
« La joggeuse enlevée à Fontainebleau reste introuvable »
« Enlèvement de la joggeuse : le suspect mis en examen »
« Joggeuse enlevée : le suspect déjà condamné pour viol et enlèvement »
« Joggeuse agressée, Hortefeux fait des déclarations jugées irresponsables »
« Le corps de la joggeuse retrouvé sur indications du suspect »
« Le corps de la joggeuse enlevée a été retrouvé »
« Le suspect avoue avoir étranglé la joggeuse »
« Le suspect arrêté avoue avoir tué la joggeuse »
« Joggeuse enlevée : son ADN retrouvé sur le suspect »
« Le meurtre de la joggeuse relance le débat de la récidive »
« Déjà condamné, il avoue avoir tué la joggeuse »
« Joggeuse tuée : le crime aurait pu être évité »
« Le calvaire de la joggeuse »
« Après le meurtre de la joggeuse, la droite relance la polémique »
« Joggeuse tuée : Frédéric Lefebvre (UMP) favorable à la castration chimique »
Mais il faut arrêter de parler sans cesse de la "joggeuse" !
Elle n’est pas "la" joggeuse du pays, la seule joggeuse du pays.
Elle n’est pas joggeuse professionnelle.
Elle n’a pas eu de diplôme de joggeuse.
Elle n’est pas née joggeuse.
Elle ne doit pas mourir joggeuse.
Elle a juste fait son jogging du matin, comme de nombreuses personnes.
Et comme tout le monde, elle a un nom, un prénom, un métier, une famille.
Elle s’appelait Marie-Christine.
Elle était assistante maternelle.
Elle était célibataire.
Beaucoup l’appréciaient dans sa commune.
Et elle a le droit de ne pas rester "joggeuse" ad vitam aeternam.
Merci pour sa mémoire.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (15 octobre 2009)
Pour aller plus loin :
L’affaire
Marie-Christine Hodeau dans la presse.