La dérive des salaires des patrons

Publié le 15 octobre 2009 par Bernard Carlier

Extraits d’article de Alternatives économiques

On a assisté ces dernières années à une explosion des revenus des dirigeants d’entreprise. Aboutissant à des niveaux d’inégalités incompatibles avec une quelconque « responsabilité sociale ».

Par Guillaume Duval, rédacteur en chef d’Alternatives Economiques.

Si l’Américain à haut revenu vers 1905 était par essence un baron de l’industrie qui possédait des usines, son homologue cent ans plus tard est un cadre supérieur immensément récompensé de ses efforts par des primes et des stock-options », rappelle Paul Krugman, le prix « Nobel » d’économie 2008, dans L’Amérique que nous voulons .

Même si les niveaux atteints en France restent inférieurs à ceux des Etats-Unis, la même dérive s’observe de ce côté-ci de l’Atlantique. Rien d’étonnant puisqu’à travers la mondialisation, les normes sociales et les modes de rémunération inventés aux Etats-Unis se sont progressivement répandus sur toute la planète. Les entreprises ne pourront évidemment pas se prétendre responsables tant que les rémunérations de leurs dirigeants mettront en cause à ce point la cohésion des sociétés où elles sont actives.

Le jackpot des stock-options

Les Etats-Unis ont beaucoup de défauts, mais ils présentent au moins un avantage : ils ont une tradition ancienne d’information statistique. C’est ce qui a permis de reconstituer l’évolution des rémunérations des dirigeants des plus grandes entreprises du pays depuis 1936. Les résultats sont spectaculaires. Entre 1936 et 1939, la rémunération moyenne des 150 dirigeants les mieux payés des 50 plus grandes entreprises américaines représentait 82 fois le salaire moyen.

Entre 1960 et 1969, ce ratio était tombé à 39. Mais, après l’élection de Ronald Reagan, en 1980, ce ratio est remonté en flèche, pour atteindre 187 durant la décennie 1990 et culminer à 367 au début des années 2000 ! Cette envolée est liée en particulier au développement d’un mécanisme de rémunération qui n’existait quasiment pas avant les années 1950, mais qui concerne aujourd’hui 90 % des patrons américains : les stock-options.

Celles-ci, qui ne représentaient encore que 11 % des rémunérations des 150 plus gros patrons américains dans les années 1960, en pesaient 48 % au début des années 2000. Après un passage à vide consécutif aux affaires World­Com, Enron, etc., la rémunération des managers américains était repartie vers les sommets jusqu’à ces derniers mois. Ironie de l’histoire : le PDG américain le mieux payé en 2007 était John Thain, à la tête de la banque d’investissement Merril Lynch, avec un revenu annuel de 83 millions de dollars, soit 61 millions d’euros, 3 970 années de Smic français… Cela, juste avant que sa banque, emportée par la faillite de Lehman Brothers, ne soit rachetée par Bank of America. Preuve, s’il en est besoin, de la faible corrélation entre le niveau de la rémunération des PDG et la qualité de leur gestion…

Et la France ? Elle n’a pas traîné pour imiter le grand frère américain. Selon le cabinet de conseil Proxinvest, la part des stock-options dans la rémunération totale des managers du CAC 40, l’indice phare de la Bourse de Paris, avait même dépassé les deux tiers au début des années 2000. La rémunération globale d’un PDG français reste cependant nettement en dessous des niveaux d’outre-Atlantique : elle n’avait été en moyenne « que » de 3,9 millions d’euros en 2008 pour les patrons du CAC 40, soit 247 années de Smic, selon Ecofi.

En recul de 17 % par rapport à 2007, où elle était déjà 39 % plus faible que celle des patrons américains.

(…)

Inversion de tendance

Depuis l’éclatement de la bulle high-tech en 2001, on assiste cependant à une certaine stabilisation des revenus des PDG. Lentement, mais sûrement, la norme inégalitaire mise en place depuis une vingtaine d’années apparaît de plus en plus illégitime. La récession a accéléré cette tendance en 2008, même si certains PDG n’ont pas hésité encore à s’augmenter dans les grandes largeurs malgré la crise. Pour poursuivre et pérenniser ce recul, il faudrait un retour du balancier en matière d’impôts. La mise au pas des paradis fiscaux constitue à cet égard un enjeu central : leur existence a servi à justifier jusqu’ici que les Etats baissent la garde en matière de lutte contre les inégalités via la fiscalité. Les entreprises ne pourront en tout cas prétendre être devenus « socialement responsables » que lorsque les rémunérations de leurs dirigeants auront enfin cessé de mettre en cause la cohésion des sociétés…