« Tout le monde se fait une idée de la torture. Il est clair que quand on sait qu'on peut être arrêté, au moment de tomber on y a déjà pensé. Mais personne ne pourra jamais se faire une idée des détails. Les détails ont à voir avec une connaissance intime, relative au corps, pas au corps humain en général, mais au corps de chaque individu. La torture ressemble à une maladie : elle ne fait pas souffrir tout le monde de la même façon, et seul celui qui l'a subie sait ce qu'on ressent. »
C'est pourquoi il est sans doute inutile de chercher à faire passer par le langage commun les nuances de la douleur, démarche qui d'ailleurs nous ferait froid dans le dos, tant elle nous apparaîtrait comme une complaisance, puisque comment interpréter, sinon comme une sorte de sadisme – ou de masochisme (terme qu'emploie Imre Kertesz pour parler de textes de Tadeusz Borowski) - le plaisir induit par la quête du mot juste pour décrire l'intensité de la douleur. Mais Liscano met en avant la connaissance qu'apporte, bien sûr rétrospectivement, et peut-être seulement lorsqu'il s'agit de l'écrire, l'expérience de la torture : qu'il existe des tortionnaires, et que le seul allié du prisonnier est son propre corps, que Liscano remercie à sa manière dans ce texte, avec tendresse.
Il n'est donc pas question ici de faire étalage de sa sensibilité et, dans une tentative cathartique, de crier la douleur ressentie lorsqu'il se prenait les coups, choc qui doit sans doute hanter mémoire et rêves, où il revit sans doute des minutes qui n'appartiennent qu'à lui. Il s'agit de s'approprier ce qui s'est passé, et, assurément, de considérer ces mois de torture, ces années de souffrances (qui ne sont justement pas toutes dues à la matraque des flics ou à leurs techniques sophistiquées de supplice, mais à la perte de contact avec sa vie de famille, au fait que la vie continue au-delà des murs, et que ses proches y meurent pendant qu'il est enfermé), et de montrer qu'on ne lui a pas volé ce qu'on voulait lui prendre : sa dignité certes, mais aussi sa fierté de ne pas avoir cédé, puisqu'il peut aujourd'hui se regarder dans une glace, et nous ne pouvons pas nous demander comment un des tortionnaires pourrait lui aussi le faire, et sur quel ton. « On se demande : quand ils rentrent chez eux, que racontent-ils à leur femme, à leur fiancée, à leurs enfants, à leurs parents, à leurs amis ? Le tortionnaire est notre semblable, il parle la même langue, il appartient à la même société, a les mêmes valeurs et préjugés que nous, d'où sort-il, où un tel individu se forme-t-il ? »
Le narrateur, lui, peut occasionnellement prendre le ton de l'ironie, en l'occurrence une manifestation de la colère et du mépris ; à plusieurs reprises on note des phrases du type : « Le travail des tortionnaires n'est pas un travail facile », ou encore des parallèles entre ces pauvres ouvriers de la violence, ces professionnels, et les prisonniers : « Ici cela sent deux types de misère : celle du torturé et celle des tortionnaires. Ces odeurs ne sont pas les mêmes. Les misères non plus, mais elles affectent le même animal. » L'ironie multidimensionnelle prend encore un tour nouveau dans les dialogue ou les descriptions des discussions que le tortionnaire décide de tenir avec le prisonnier dans sa cellule, cherchant ainsi à l'amadouer, en sympathisant.
Les moments racontés sans abstraction ou impersonnalisation sont ceux qui se déroulent hors de la prison, là où il peut s'attendrir. Le Fourgon des fous est disponible en 10/18