Il y avait longtemps déjà que je voulais sur ce blog consacrer un article au très intéressant emblème laissé au début du XVIIIe siècle par Benoist Guyot, maître maçon tailleur de pierre à Tournus (Saône-et-Loire). Malheureusement, mes photos de celui-ci sont au fond d'un carton de déménagement... mais lequel ? J'ai donc eu beaucoup de plaisir à croiser sur le site www.histoire-genealogie.com les articles de Jacques Auguste Colin sur les baies, linteaux et voussures, et d'y trouver, en tête du premier, une photographie de cet emblème — situé rue Saint-Philibert.
Il s'agit là d'une restitution proposée par Jacques Auguste Colin, l'original étant malheureusement très dégradé, comme le montre la photographie ci-dessous de son état actuel (Monsieur Colin a simplement mis en évidence le début du lettrage détérioré qu'il a restitué dans le cliché précédent).
Suite:
Le dessin figurant dans l'étude d'Émile Violet (1877-1965) sur « Les clefs de cintres et linteaux avec marques de propriété du Mâconnais », publiée en 1933 dans L'Art populaire en France, tome V (éd. Istra, Strasbourg, pp. 35-45), présente toutefois quelques différences, notamment quant à la date : 1711 d'après É. Violet, 1715 (ou 1718 ?) d'après J. A. Colin.
On remarquera que si le relevé d'Émile Violet est d'un dessin malhabile et peu soucieux de l'exactitude des détails, il possède néanmoins l'avantage d'avoir été réalisé il y a plus de 75 ans, à une époque où cette clé de cintre était dans un bien meilleur état. Il serait intéressant toutefois de disposer d'un relevé photographique ancien afin d'être certain quant à la date exacte et quant à la présence de part et d'autre du nom Benoist Guyot de deux éléments presque disparus depuis : une équerre à main droite et, à main gauche, encore un peu visible semble-t-il, soit une règle (il y en a déjà une en bas), soit un ciseau (mais il manquerait son complément naturel, le maillet).
Quoi qu'il en soit, le motif central de l'emblème est composé par un grand compas d'appareilleur ouvert sur une règle dont on voit encore qu'elle possède quatre divisions principales. Un niveau est posé entre la règle et le compas. Au-dessus du compas se trouve un cordon terminé par deux pompons et présentant deux nœuds non serrés, des « lacs d'amour » selon la terminologie de l'héraldique.
On remarquera également la présence d'un petit cœur juste avant le prénom Benoist, détail qui avait totalement échappé à Émile Violet, et dont on peut se demander s'il ne possédait pas son pendant symétriquement. Ce cœur est-il simplement décoratif — on sait que c'est un motif fréquent dans l'art populaire — ou bien possède-t-il un sens précis ? J'incline volontiers pour la seconde solution, sachant que le symbole du cœur est très important chez les Compagnons tailleurs de pierre, étant de ce fait présent dans deux de leurs surnoms les plus répandus : « Joli Cœur » et « Francœur ». Benoist Guyot aurait ainsi pu être nommé compagnonniquement « Joli Cœur de Tournus » (en admettant qu'il soit natif du lieu, ce que peut-être les généalogistes locaux pourraient confirmer ?).
Le même immeuble de la rue Saint-Philibert possède une autre clé à emblème de tailleur de pierre, encore plus détériorée que la précédente.
Cet emblème a lui aussi été relevé au début des années 1930 par Émile Violet. On y distingue sans aucun doute un pic de tailleur de pierre entre l'équerre, en bas, et le compas, en haut.
La confrontation de la photographie et du dessin pose les mêmes problèmes : le manque d'exactitude du relevé d'Émile Violet... mais la disparition pure et simple depuis d'un élément majeur : l'inscription ! En 1933, Violet lisait : XL ? ISAOUS. Le sens m'en échappe totalement et cette inscription ne semble se rapprocher d'aucune autre qui me soit connue.
La proximité des deux clés emblématiques peut laisser supposer qu'elles sont toutes les deux de Benoist Guyot, mais rien n'est moins certain. Il a pu succéder en ce lieu à un autre tailleur de pierre, ou vice-versa.
Mais revenons à l'emblème de Benoist Guyot car il offre plusieurs particularités intéressantes.
On notera tout d'abord que malgré l'incertitude entourant sa date de réalisation, 1711 ou au plus tard 1718, il est antérieur ou exactement contemporain à la « date de naissance officielle » de la franc-maçonnerie spéculative, le 24 juin 1717 à Londres. C'est là un point important vis-à-vis de la principale particularité de l'emblème de Benoist Guyot : la présence d'un cordon à deux « lacs d'amour » et pompons, symbole que l'on est habitué à considérer comme étant d'origine maçonnique. Or sa présence ici démontre que les Compagnons tailleurs de pierre connaissaient ce symbole avant d'avoir pu subir l'influence de la symbolique maçonnique, la première expansion des loges maçonniques en France ne datant que des années 1730.
J'ai déjà évoqué ce fait à propos d'un autre exemple, mais un peu plus tardif (1734), d'un lac d'amour avec équerre et compas sur le tronc des offrandes pour les réparations de la chapelle Notre-Dame-de-Grâce à Saint-Jean-de-Belleville (73) (voir l'article).
On rappellera aussi la présence de ce symbole de part et d'autres des lettres L A R sur la fameuse clé de voute de l'église de Marennes (Charente), datant de 1770-1773 et proclamant « Vive les Enfants de Salomon », c'est-à-dire les Compagnons Étrangers tailleurs de pierre. Mais précisément, ce dernier témoignage est, vu sa date, suspect d'avoir subi une influence maçonnique (au demeurant, mon hypothèse quant à la signification de l'abréviation L A R est celle du titre distinctif de nombreuses loges maçonniques de cette époque : « Les Arts Réunis »).
L'exemple de Tournus possède cependant une autre caractéristique remarquable par rapport à ce problème des interférences entre symbolique compagnonnique et symbolique maçonnique, c'est que cette représentation des lacs d'amour n'est pas schématique, comme dans les autres exemples que nous venons de voir, mais figurative et donc totalement conforme aux exemples connus dans l'iconographie maçonnique du XVIIIe siècle. On en a notamment des exemples dans les « tableaux de loge », schémas mnémotechniques placés au centre de la loge et dévoilés lors de l'ouverture des travaux, où figurent de nombreux symboles de l'architecture et du métier de maçon (c'est-à-dire tailleur de pierre). Je reproduis ci-dessous celui du grade d'apprenti donné par Chapron en 1812, selon un modèle existant dès 1745 (cf. Le Plan secret d'Hiram). Les lacs d'amour sont alors représentés exactement comme ils le sont sur l'emblème de Benoist Guyot, c'est-à-dire seulement avec deux lacs (aujourd'hui, on en compte généralement douze et ils font symboliquement le tour de la loge).
On remarquera sur cette figuration de type XVIIIe siècle d'autres outils présents sur la clé de Tournus : compas, règle de 24 pouces, niveau. Ils forment la base de l'emblématique commune au Compagnonnage et à la Franc-maçonnerie.
On remarquera enfin, pour provisoirement conclure cet article, que la disposition du compas ouvert au-dessus de la règle se rencontre non loin de Tournus à la même époque, en un lieu sur lequel nous aurons l'occasion de revenir dans ce blog : Saint-Fortunat-au-Mont-d'Or. Plusieurs pierres tombales de tailleurs de pierre et carriers du XVIIIe siècle formant aujourd'hui le dallage de la chapelle de St-Fortunat portent ce symbole. Elles proviennent de l'ancien cimetière. Voici par exemple celle de Jacques Buy, décédé en 1717.
Nous voici une nouvelle fois renvoyés aux Compagnons Étrangers tailleurs de pierre, dont le Lyonnais était alors un fief exclusif. D'après une tradition compagnonnique, en l'occurrence non vérifiée à l'heure actuelle, les Compagnons Passants et les Compagnons Étrangers auraient « joué » la ville de Lyon vers 1724 au cours d'un défi et, les Passants ayant perdu, ils auraient dû quitter la ville (et sa région proche) pour une durée d'un siècle. Il est effectivement attesté que seuls les Compagnons Étrangers sont présents sur le Lyonnais durant la seconde moitié du XVIIIe siècle et jusque très tard durant le XIXe. À l'issue du délai de 100 ans, les Passants auraient cherché à reprendre pied à Lyon, mais les Étrangers les en ayant chassé, ils se seraient alors rabattus sur Tournus, où existaient plusieurs importants ateliers de taille de pierre, plus importants qu'à Lyon même, afin d'en chasser par surprise et par force les Étrangers qui y travaillaient. Cela donna lieu à une grande bataille rangée en 1825, opposant plusieurs centaines de tailleurs de pierre des deux rites, bataille sur laquelle on est assez bien documenté grâce aux rapports de police. Perdiguier en fait état dans le récit de son Tour de France, peu d'années après. Mais cela est une autre histoire…
Pages perso de Jacques Auguste Colin, de Tournus, un artiste passionné de généalogie et d'architecture que je remercie encore pour sa gentillesse et l'autorisation d'utiliser ici ses photographies :
http://pagesperso-orange.fr/jacques.a.colin