Qui était Nixon ? Entretien avec l'historien Romain Huret

Publié le 14 octobre 2009 par Bricabraque

A l'occasion de la publication aux Presses de Sciences Po de sa biographie de Richard Milhous Nixon, nous avons demandé à l'historien Romain Huret de nous en dire plus sur celui qui fut président des Etats-Unis de 1969 à 1974. Ancien Vice-Président républicain du Président Eisenhower (1953-1961) avant de perdre de peu contre John Kennedy en novembre 1960, Nixon paraissait perdu pour la politique avant de réussir à revenir dans l'arène pour l'emporter en 1968 dans une Amérique en plein doute, embourbée dans le conflit vietnamien. Réélu en 1972, Nixon devait pourtant démissionner en 1974 suite au scandale du Watergate.

Le portrait que nous dresse Romain Huret est beaucoup plus nuancé que l'image qui colle habituellement à celui que l'on surnommait "Tricky Dick" (Richard le tricheur). Il nous parle également du Nixon des musiciens, l'occasion pour nous de vous fournir un playlist sur Nixon à retrouver à la fin de l'entretien.

 Romain Huret, pourquoi avoir écrit un livre sur Nixon ?

"Depuis de longues années, le personnage m’intéresse en raison des jugements antagonistes des historiens américains. Certains voient en lui un démagogue sans scrupule, d’autres un homme d’Etat d’exceptionnel. Cette aporie historique m’a conduit à écrire cet ouvrage, essayant de dépasser ces jugements antagonistes. Au terme de ce travail, Nixon apparaît comme un homme très ordinaire, produit de la démocratisation des Etats-Unis au cours du vingtième siècle dans le domaine éducatif et politique. Ce fils de petits commerçants californiens put faire carrière grâce à la démocratisation de l’enseignement secondaire et universitaire, ainsi que des modes de recrutement des candidats au sein du parti républicain. De façon similaire, son parcours n’a rien d’excessif ou de démoniaque lorsqu’il accède à la Maison-Blanche. Il ne fit qu’accentuer les modes de gouvernance de ses prédécesseurs aussi bien dans le domaine intérieur qu’en matière de politique étrangère. Son utilisation de la machine de l’Etat s’inscrit également dans la continuité. L’utilisation du secret, la surveillance des ennemis de l’Etat, la codification des procédures bureaucratiques, autant d’éléments qu’il prit le temps d’assimiler et de théoriser. A ce titre, comme il le répéta sans cesse, le Watergate n’avait rien d’extraordinaire ; ce fut un épisode ordinaire du fonctionnement de l’Etat secret américain. N’oubliez pas que Nixon passa quatorze années à la Maison-Blanche et eut tout le loisir d’intégrer les pratiques secrètes alors en cours ! Bref, dans la longue histoire de la démocratie américaine, il est un cas intéressant car il permet de faire apparaître les structures profondes de fonctionnement de la société et de l’Etat. Il n’apparaît en rien comme un cas clinique au sens où l’entendent les psychohistoriens ou les psychanalystes, cette lecture psychologique a longtemps été dominante dans le champs des études nixoniennes."

Quel bilan peut-on faire de sa présidence ?

"Refusant une approche héroïque ou une condamnation systématique, mon livre offre une évaluation pondérée de ses deux mandats présidentiels (1969-1974). En matière de politique intérieure, Nixon mit en place un programme que n’aurait pas renié Franklin Roosevelt : solutions keynésiennes dans le domaine économique, mesures pour les travailleurs pauvres, interventionnisme systématique de l’Etat (écologie, politique raciale, énergie). Contrairement à ses prédécesseurs démocrates, il fut plus attentif à la mise en place d’expériences préalables avant de lancer les programmes de réforme à l’échelle nationale afin de séduire l’électorat ouvrier et pauvre, de plus en plus rétif à l’encontre du développement de l’Etat-Providence. Toutefois, cette boulimie législative se heurta à un Congrès majoritairement démocrate et aux refus nixoniens de travailler avec les corps intermédiaires. Dès lors, il ne prit jamais le temps de mettre en œuvre les compromis nécessaires pour que les projets soient adoptés. Dans le domaine diplomatique, sa collaboration avec Henry Kissinger adapta la diplomatie américaine à un monde multipolaire et prépara lentement la dislocation de l’Empire soviétique. Novateur dans ce domaine, Nixon et Kissinger ont toutefois amplifié les travers de la coterie de décideurs qui prit les rênes de la guerre froide après la Seconde Guerre mondiale. Comme son mentor John Foster Dulles l’apprit à Nixon, les Américains n’ont pas d’amis, mais seulement des intérêts.

L’ouvrage démontre que, contrairement aux affirmations publiques de Nixon prétendant détester les diplomates de carrière, il appliqua, et le plus souvent « épura », leurs préceptes en matière de politique étrangère, du Vietnam au Chili en passant par la Chine. Pour conclure, enfin, cet activisme, et son échec partiel, démontrent que ses deux mandats furent une occasion manquée pour le pays. Nixon essaya de modérer les ardeurs volontaristes des démocrates dans un sens plus réaliste. Faute de succès, le pays céda aux forces conservatrices que Nixon combattit tout au long de sa carrière."

Quelle est aujourd'hui l'image de Nixon aux Etats-Unis ?

 "A l’instar des débats chez les historiens, l’image est contrastée. Pendant la campagne de 2008, regrettant peut-être encore d’avoir voté pour lui en 1968, le romancier Stephen King compara John McCain à Nixon et Sarah Palin à l’Apocalypse. Depuis le Watergate, les conservateurs américains ont transformé Nixon en martyr alors qu’ils n’avaient eu de cesse de le combattre. Dans leur bouche, Nixon est devenu la preuve de la malhonnêteté intrinsèque des démocrates et de leur morale à géométrie variable.

Pourquoi Nixon dut-il démissionner alors que John Kennedy et Lyndon Johnson commirent des actes tout aussi condamnables ? Du côté des militants démocrates, l’heure n’est pas à la réhabilitation. Pour encore longtemps, Richard Nixon reste Richard le Tricheur (Tricky Dick) l’homme du Watergate [ci-contre, la une du New York Times le lendemain de sa démission en 1974]. En dépit de ses multiples polémiques, l’homme fascine toujours comme le montre sa remarquable présence dans la production culturelle. Le succès récent du film Nixon/Frost (2008) de Ron Howard, tiré lui-même d’une pièce qui tint le haut de l’affiche à Broadway pendant de longues années, en est un exemple parmi d’autres. Des épisodes des Simpsons aux romans de Stephen King, Nixon est toujours présent, incarnation du Mal américain, voire du diable en personne. George Lucas a fort sérieusement reconnu s’être inspiré de Richard Nixon pour Dark Vador !"

Le personnage complexe de Nixon a inspiré les cinéastes. A-t-il également inspiré les musiciens ?

" Un chapitre du livre est consacré à l’intérêt pour le corps de Richard Nixon, corps qui le rendit pour beaucoup indigne d’exercer des fonctions politiques. Ce malaise traduit la distinction naturelle entre corps physique et corps politique au cœur de nos démocraties, et renvoie à des représentations bien circonscrites sur la légitimité de nos dirigeants. A plus d’un titre, les musiciens folk et rock banalisèrent les représentations nixoniennes. Dans sa chanson "Tricky Dickie" (1971), Joe McDonald chante ainsi en 1971 une « chose extraordinaire » vue à la télévision, « un nouvel homme mécanique qui ressemblait à un être humain » pour réaliser quelques instants après qu’il s’agit de Richard Nixon. la chanson "Ohio" du groupe Crosby, Stills, Nash and Young dénonce la massacre de Kent State et évoque la responsabilité directe du président. Dans son album Imagine (1971), John Lennon écrit une chanson « Give Me Some Truth » qui fait de Richard Nixon la cause de tous les maux de la société moderne.

Dans son album de 1974, Mothers of Invention, Frank Zappa enfonce le clou avec une chanson intitulée « Dick est un tel trou du cul » ("Dickie’s Such An Asshole"). Le groupe de rock sudiste, Lynyrd Skynyrd, prit sa défense dans "Sweet Home Alabama" (1974) et donna naissance à l’invention du martyr nixonien, évoqué plus haut. Avec leur chanson "I’m So Bored With The USA", The Clash refusa tout pardon à l’homme qui démissionna de la Maison-Blanche le 9 août 1974. Plus récemment, le chanteur Jean-Louis Murat consacre un titre éponyme à Nixon, dont la signification demeure en partie mystérieuse."

Propos recueillis par E. Augris

 Un grand merci à Romain Huret !

  •  Romain Huret, De l'Amérique ordinaire à l'Etat secret. Le cas Nixon, Presses de Sciences Po

Et pour continuer sur la musique, je signale que du côté du blues aussi, plusieurs musiciens s'intéressent à Nixon. Celui-ci a été le premier républicain à séduire l'électorat blanc du Sud (on parle de "stratégie sudiste"), traditionnellement démocrates mais déçus par les lois sur les droits civiques adoptées sous Johnson. Il  y remporte quelques Etats en 1968, malgré la candidature de Wallace, et rafle la mise en 1972. Du côté des bluesmen originaires de ce Sud en revanche, il suscite un peu de méfiance comme en témoignent ces quelques exemples :

Ainsi Thomas Shaw en 1971. Dans son "Richard Nixon's Welfare Blues", il s'inquiète de ce que le Président pourrait faire de l'Etat-providence mis en place sous Roosevelt :

Now I had a dream last night

I never dreamt before

I dreamed I saw Mr. Nixon

Standin'in the Welfare store

 Clarence Gatemouth Brown supplie le président dans son "Please Mr. Nixon" (1972) de ne pas démanteler l'Etat-providence. Alors que se profile en 1973 la menace d'un impeachment (destitution) par le Congrès, Arlene Brown ne veut pas être traitée par son amant comme Nixon...

You can impeach me, baby

Stop treatin' me like Nixon at Watergate

 D'ailleurs, Howlin'Wolf déclare dans son  "Watergate Blues" que si Nixon a démissioné, c'est grâce à un Afro-Américain puisque les cambrioleurs du Watergate ont été surpris par un noir....

Voici la playlist des titres évoqués par Romain Huret ainsi que quelques titres en plus. (notamment "Young Americans" de David Bowie) J'ai ajouté également quelques extraits des principaux discours de Nixon et du débat de 1960 avec Kennedy :

Découvrez la playlist Nixon avec The J.B.'s

Toujours sur Nixon et son temps, plusieurs messages à lire sur Samarra, l'histgeobox et nos autres blogs :

Allez, en cadeau (and in english...), le spot de campagne très "seventies" du candidat Nixon en 1972 et le discours de démission de Nixon le 9 août 1974 :


Nixon 1972 Election Ad

Original post blogged on b2evolution.