Voici donc un extrait d’une lettre de Victor à son père :
« J'ai passé plusieurs fois une couple d'heures à causer avec
Runjet de oinni re scibili et quibusdam aliis. C'est un cauchemar que sa conversation. Il est à peu près le premier Indien curieux que j'aie vu ; mais il paie de curiosité pour l'apathie de toute sa
nation. Il m'a fait cent mille questions sur l'Inde, les Anglais, l'Europe, Bonaparte, ce monde-ci en général et l'autre, l'enfer et le paradis, l'âme,
Dieu, le diable et mille autres choses encore. Il est, comme tous les gens de qualité dans l'Orient, malade imaginaire ; et comme il a une troupe nombreuse des plus jolies filles de Cachemyr, et le
moyen de payer un meilleur dîner que qui que ce soit en ce pays, il se vexe singulièrement de ne pouvoir boire comme un poisson sans s'enivrer, et de ne pouvoir manger comme un éléphant sans
étouffer.
Les femmes ne lui plaisent plus maintenant que comme les fleurs de son parterre, et pour cause, —et c'est là le plus cruel de tous ses maux. Il a eu la décence d'appeler digestives les fonctions
qu'il se plaint d'être si faibles chez lui. Mais je savais ce que veut dire estomac à Lahore de la bouche du roi, et nous avons causé a fond
de son mal, à mots couverts de part et d'autre ».
La maladie et la mort de
Victor
Se sachant très malade, il prépare soigneusement l'expédition de son
travail au Muséum d’Histoire Naturelle de Paris. Il est hospitalisé à l'hôpital militaire de Bombay où lui est diagnostiqué une infection amibienne du foie. Il s'éteint le 7 novembre 1832, à
l'âge de 31 ans, après avoir écrit ses dernières volontés et fait une remarquable lettre d’adieu à son frère Porphyre, et à son père.
Toutes les caisses qu’il avait soigneusement préparées sont expédiées au
Muséum d’Histoire Naturelle de Paris où elles arrivèrent dans le milieu de l’année 1833. Ces caisses contenant 5800 pièces d’herbier, le catalogue avec la description sommaire mais déjà fort
précise, de nombreux échantillons de roches, des animaux naturalisés… Sans la mobilisation de ses amis entraînés par Jussieu et surtout Mérimée qui débutait en politique et dans le journalisme et
son frère Porphyre, ce travail serait resté oublié. Dans un premier temps Cambessèdes, puis Decaisnes ont accepté d’étudier les pièces d’herbier ainsi que les notes et de faire une publication à
partir de celui-ci. La publication se fera en 1844 dans un grand ouvrage édité par Monsieur Guizot alors Ministre de l’Education Nationale, comprenant le Journal de Voyage de Victor Jacquemont et
les croquis, notes et cartes de celui-ci ainsi que les 183 plantes décrites à partir des 5800 pièces d’herbier par Cambessèdes et Decaisnes.
« Sur les 183 espèces de plantes décrites par
Jacquemont, 41 seulement étaient déjà connues et onze genres nouveaux y sont établis. »
Il est fort probable que le travail de collecte n’a pas été intégralement exploité pour des raisons diverses, dont le peu d’intérêt personnel qu’avaient ces grands personnages à se consacrer à un
ami mort alors qu’ils avaient leurs propres travaux à mener. Outre la découverte, la description et l’identification de nombreuses espèces nouvelles, Victor Jacquemont avait été l’un des premiers
à décrire les associations de végétaux et à reconnaître l’utilisation par les populations indigènes de ces végétaux pour un usage domestique et nutritionnels. Le professeur J-L. Leroy qui a
publié une excellente étude en 1954 en fait un des précurseurs de l’ethnobotanique. Son herbier fut ensuite incorporé à l’Herbier du Muséum et au hasard des échanges et des études qui sont
régulièrement menées, les plantes ont été nommées à partir des collectes de Victor Jacquemont. Parmi les dernières en date, en 1924, le Vitis jacquemontii par
Parker.
Le destin et la célébrité posthume de Victor Jacquemont furent dans
un premier temps ceux d’un écrivain avec la publication de sa Correspondance en deux volumes qui devint un immense succès d’édition, puisqu’il fut rapidement copié en Belgique et de nombreuses
fois réédité. La dernière édition date de 1867, toujours grâce à la fidélité de Mérimée à la mémoire de Victor Jacquemont qui avait fortement impressionné celui-ci par sa personnalité.
La lecture de la Correspondance de Jacquemont nous a fait connaître un
personnage extrêmement attachant, très intelligent, critique, sensible, cultivé, sarcastique… humain. Si on ne peut plus espérer de découvertes particulières de l’exploitation du travail de
Victor Jacquemont, qu’au moins sa mémoire nous reste. A côté de tous les grands noms inscrits à jamais dans l’histoire de la Connaissance des plantes et de la découverte de notre planète, celui
de Victor Jacquemont mérite une place particulière.
Le frère de Victor, Porphyre Jacquemont était un ami d’enfance de Claude
Monet et le grand peintre (né l’année de la mort de Victor) a peint vers 1868 ce tableau « Victor Jacquemont tenant un parasol » qui est exposé à la Kunsthaus de
Zurich.
La République décide le retour du corps de Victor Jacquemont en
1881.
Celui-ci fut exhumé de Bombay et ramené en France par le Yang-Tse. Son inhumation aura lieu quelques années plus tard dans une crypte proche de la Galerie de Zoologie du Muséum d’Histoire
Naturelle de Paris.
Une rue de Paris porte son
nom ainsi qu'une place dans la ville de Tours.
Son buste est érigé au square Boucher-Cadart à Hesdin, la ville berceau de sa famille. Il est également représenté en statue sur la façade sud de l’Hôtel de Ville de Paris avec les grands
personnages dont la France est fière… et puis ce fut l’oubli. Sans l’intérêt des Stendhaliens à la correspondance entre Victor Jacquemont et Stendhal, Monsieur Maes n’aurait publié dans les
années 1930 la remarquable biographie de Victor Jacquemont. Le Muséum d’Histoire Naturelle, chargé de sa mémoire a toutefois édité une riche monographie en
1959.
Sources
Jean Théodoridês : Revue d’histoire des sciences et de leurs applications – année 1961, et « Stendhal du coté de la science »
Correspondance inédite de V Jacquemont avec sa famille et ses amis 1824-1832
« Victor Jacquemont et l’exploration de l’Inde et de l’Ouest de l’Himalaya », Jean-Claude Marzec
« Quelques aspects de l’esthétique rossinienne chez Stendhal et Balzac », communication de Liliane Lascoux
Revue de Paris, Tome 56°, année 1835