La tactique est subtile et l'exécution lente, si bien que mon titre peut paraître bien indûment catastrophiste. Il n'en est pourtant rien.
Dans deux domaines majeurs et structurants pour l'économie française dans son ensemble, nous sommes à un point où le démantèlement de ce à quoi les français étaient attachés commence : l'électricité et le transport ferroviaire.
Dans le domaine de l'électricité, du fait de la pression de Bruxelles, EDF va bientôt devoir vendre à un prix inférieur à son prix de revient de l'électricité nucléaire (lire un dossier sur le très riche site Euractiv).
La France avait fait, avec le choix du nucléaire et du quasi-monopole d'EDF, un pari sur la production d'énergie à bon marché, propre à favoriser le développement d'activités notamment industrielles (mais aussi tertiaires : il faut pas mal de watts pour faire tourner les serveurs de Google et ceux de la fondation Hulot).
La France va devoir manger son chapeau et commencer par subventionner l'activité de concurrents d'EDF.
Il faut bien comprendre ce qui va se passer : l'électricité pas chère qui bénéficiait à tous, c'est fini. Demain il faudra des producteurs concurrents qui feront monter les prix (comme en Californie). En attendant, dans la phase transitoire, la rente nucléaire qui était redistribuée aux français via un courant pas cher, va être versée aux Poweo et autres marketeurs qui achèteront, à un prix encore inférieur au coût de revient, donc subventionné, une électricité qu'ils se contenteront de revendre plus cher aux français.
Avantage technologique pour l'économie française : rien.
Avantage économique : rien.
Avantage idéologique : Bruxelles sera contente de voir un marché français oligopolistique contrôlé par des boîtes privées plutôt qu'un monopole appliquant une stratégie nationale (rappel : le privé c'est sacré, le public c'est mal).
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Même chose du côté du ferroviaire : RFF, la société qui gère les rails, va augmenter ses tarifs au détriment de la SNCF (Les Echos). Quelle raison ? Il s'agit de pomper la SNCF pour financer l'arrivée des concurrents de la SNCF. Une usine à gaz est en construction pour permettre à RFF d'être solvable alors que la SNCF ne le sera plus. Comme ça RFF pourra financer les aménagements qui bénéficieront à Véolia, et autres nouveaux entrants qui viendront écrémer le marché de transport en se positionnant sur les meilleures liaisons. La SNCF, elle, récupèrera les gares de banlieue et les petites liaisons, qui continueront de se dégrader lentement.
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Ce que l'on reprochait aux services publics c'était de profiter de leur monopole pour, avec leurs services profitables, financer des activités dites de "service public" et faire indûment concurrence au privé. Dès aujourd'hui, le public est prié de lâcher au privé les activités rentables, et l'état est censé subventionner la partie qui fonctionnait autrefois à pertes. Sauf que les parties bénéficiaires ne sont plus là pour enrichir l'Etat et les budgets publics mais les actionnaires de groupes privés qui eux n'ont cure des obligations de services publics.
Par ailleurs, comme les transports ferroviaires et la production d'électricité (comme les télécoms) sont, en grande partie, des monopoles naturels, le coût global de ces oligopoles subventionnés sera supérieur au coût antérieur. C'était bien le public qui était économiquement efficace dans ces secteurs et le privé qui sera inefficace (essayez de demander à la SNCF l'évolution du prix moyen du kilomètre depuis dix ans : secret défense. Parce que les tarifs montent en prévision de l'arrivée de concurrents).
Sur les télécoms, lisez à ce propos les billets très clairs et passionnants de Michel Volle, un ingénieur humaniste (sur le monopole naturel, les télécoms sont-elles un monopole naturel ?, les effets de la concurrence, France télécom et la divestiture, la catastrophe symbolique...)
Quelques extraits de Michel Volle, brillant comme toujours :
"Le régulateur aurait pu jouer le rôle d'une direction générale, et préserver l'efficacité du secteur si les entreprises avaient été non pas mises en concurrence mais associées en un partenariat. Mais la bataille entre les concurrents, sauvage, ne laisse aucune place à la coopération, au partage des résultats de la R&D ; elle brise la cohérence du réseau. Sous prétexte d'efficacité, là encore, le secteur gaspille en fait ses ressources."
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"...la Bourse est une foule sujette à des mouvements collectifs et rapides d'enthousiasme et de panique. Quand on la prend pour boussole, la tentation est forte (et, à vrai dire, irrésistible) de prendre de ces mesures d'« économie » qui accroissent le résultat immédiat en détruisant le potentiel de l'entreprise. Alors s'amorce une spirale descendante. On stérilise, comprime ou supprime la recherche. On se débarrasse des coûts, des soucis et des responsabilités, en sous-traitant la maintenance, la relation avec les clients etc. – mais cela ne fait qu'aggraver le problème de sureffectif qu'avait suscité l'automatisation. Le slogan de l'« orientation client » recouvre une « orientation chiffre d'affaires » plus qu'une attention à la dynamique des besoins. On ne répond plus aux lettres de réclamation, on laisse la boucle locale se dégrader dans les zones jugées non rentables. La défense de la part de marché utilise les procédés mensongers de la publicité et du marketing « pied dans la porte ». La présentation du catalogue est délibérément compliquée, les factures séparées masquent au client le total de son budget en télécoms (les familles qui possèdent plusieurs téléphones mobiles, un ou deux accès à l'Internet à haut débit etc. sont-elles conscientes de ce qu'elles dépensent ?)."
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Ce sont deux dossiers affreusement complexes mais parfaitement emblématiques de l'engrenage européen. Nous avions des sociétés publiques, en position de monopole ou de quasi-monopole, qui rendaient, de façon globalement convenable, un service au pays. Ce service était défini de façon stratégique, contractuelle et centralisée (avec des règles parfois de très grande complexité et fondées sur des calculs économiques poussés, comme la tarification au coût marginal pour EDF).
On peut regretter certains choix passés : l'obsession nucléaire d'EDF, la prime au TGV pour la SNCF, l'échec du fret... Soyons assurés qu'après éclatement de ces marchés dans les mains de 4 ou 5 intervenants privés, c'en sera de toute façon fini de toute réflexion stratégique et de tout questionnement en termes de politiques publiques.
L'Etat cachera bien la misère avec des obligations de service public de plus en plus mal financées, la splendeur passée des sociétés nationales permettra de masquer encore quelque temps leur misère, après quoi il n'en restera rien. Quelques services de luxe pour ceux qui pourront, et un service réduit ou plus strict minimum pour les autres.
Avec la bénédiction du Parti Socialiste.