Petite émission sympathique de Vincent Josse, Esprit critique, sur les rapports entre littérature et justice. On y apprend que 100 romans de la rentrée littéraire sur environ 300 publiés, ont été relus... par un avocat. Enfin, trois ou quatre, spécialisés dans l'édition.
Maître Emmanuel Pierrat, interrogé sur le sujet, explique qu'auparavant, les essais politiques à scandale constituaient l'essentiel de son activité de relecteur, mais qu'aujourd'hui, c'est la littérature qui l'occupe à temps complet. « Et ça lui rapporte très gros », apprendra-t-on. Car les procès contre les éditeurs se multiplient.
Avocat, un relecteur de luxe ?
« La censure est privatisée », ajoute-t-il : il suffit qu'une marque soit citée défavorablement ou qu'une commune soit évoquée et tournée en ridicule. Un nouveau tabou en littérature est même né : la santé publique. Exemple entre tous : Bella Ciao, d'Éric Holder publié au Seuil. Heureusement, heureusement, mille fois que l'auteur a pris garde de faire en sorte que son héros « ne picole pas positivement ». Car à la fin, il arrête pour retrouver sa femme. « Qu'est-ce qu'il ne lui serait pas arrivé », s'exclame l'avocat, s'il avait continué ?
Or, si l'alcool est un problème, le tabac et le sexe restent en bonne position des sujets prohibés (nous fêterons bientôt l'anniversaire de celle qui fut instituée aux USA, le 28 octobre...).
La loi dirigerait l'écriture demain...
Depuis 94, et l'adoption du nouveau Code pénal, la situation a empiré : tout message a caractère pornographique susceptible d'atteindre un mineur est passible de poursuites. Un tournant véritable dans l'édition, mais surtout une contrainte exercée sur l'imaginaire des romanciers. Les associations de protection de l'enfance disposeraient même d'une base juridique pour attaquer des romans jugés trop sensibles.
Exemple type : Rose bonbon de Nicolas Jones-Gorlin, qui en 2002 racontait l'histoire d'un pédophile repentant. La pédophilie est toujours le thème le plus insupportable, qui signe pour Marie Darrieussecq, le retour des ligues de vertu.
Le droit inaliénable au fantasme
Pourtant, il y a loin de la coupe aux lèvres et l'on confond par trop le fantasme et le passage à l'acte, estime-t-elle. Une véritable censure de l'imaginaire. « Violer, toucher un enfant, c'est ignoble... Par contre, fantasmer de le faire... ça ne veut pas dire qu'on va toucher à un enfant. »
Car on a tous des fantasmes illégaux et une tête peuplée de choses tout aussi illégales. « C'est comme si aujourd'hui, on ne supportait plus d'avoir des fantasmes qui sont mauvais et qu'il fallait donc y compris contrôler ces projections de notre imaginaire. » Et franchement, mieux vaut un fantasme écrit qu'assouvi...
Contrôle de la pensée et de l'imaginaire
Et Villon serait aussi au rang des condamnés. « Je peux vous vider votre bibliothèque en 25 minutes avec un tri juridique », assure Me Pierrat. Régime de censure ? Mais non : si la prudence est de mise, les avocats font du zèle pour éviter tout risque, mais certains éditeurs restent des lieux de non-droit.
L'affaire du roman français de Beigbeder
En août, un petit scandale avait germé : le Roman français de Beigbeder avait été réédité, après le lancement de 3000 exemplaires destinés à la presse et aux libraires. Sauf que certaines pages contenaient, à l'encontre du procureur Jean-Claude Marin, des propos assez (in)délicats.
Contacté par ActuaLitté, Grasset nous explique que l'éditeur Olivier Nora avait lu le livre et l'avait validé pour publication. Puis, les fameux 3000 ont été envoyés, et ce n'est qu'après relecture que l'on se rendit compte du passage incriminé, qui pouvait « juridiquement entraîner un danger pour l'auteur et l'éditeur ». Mais officiellement, il ne semble pas que le livre fasse partie des ouvrages relus par un avocat.
« Étrange, tout de même, que ce tirage à 3000 exemplaires », nous explique un autre éditeur. « On se demande comment le roman a pu passer au travers des mailles, sans que personne ne se rende compte des vices. Mais surtout, cela en dit long sur la manière dont Grasset peut valider les ouvrages de Beigbeder. »
Frédéric l'avouait lui-même : « Mon éditeur ne me refuse malheureusement rien. »