Si les Parlements arménien et turc ratifient les protocoles de normalisation des relations bilatérales, signés samedi 10 octobre en Suisse par leur gouvernement, le Caucase du Sud sera traversé par de nouvelles dynamiques qui pourraient le reconfigurer dans son ensemble.
Le test arménien de la redéfinition des relations entre la Russie et les Etats-Unis. La frontière arméno-turque est-elle l'objet d'une politique de bonne volonté entre Moscou et Washington ? La détente arméno-turque pourrait constituer un premier test concret de la politique d'ouverture et des messages de bonne intention que s'échangent les administrations Obama et Medvedev.
Le tournant de la pensée militaire russe. L'armée russe aurait renoncé au vieux rêve de la Russie depuis Catherine II : pousser ses frontières au-delà de l'Araxe et vers les mers chaudes. Ancienne province tsariste, la région de Kars-Ardahan et les provinces environnantes avaient toujours été dans le collimateur de la pensée stratégique russe. C'est désormais fini. Avec les ratifications, la frontière orientale de la Turquie serait désormais stable. L'armée russe peut-elle être le principal perdant de ce rapprochement arméno-turc ?
Nouvelle poussée du rapprochement russo-turc. Historiquement, dès que la Russie et la Turquie se sont rapprochées, le nationalisme arménien a été placé sous surveillance étroite : au XIXe siècle avec Nicolas II et Abdul Hamid II ; après la première guerre mondiale avec l'alliance bolcheviko-kémaliste ; dans les années 1950 avec le rapprochement turco-soviétique ; et vraisemblablement depuis le partenariat stratégique incarné par le couple Erdogan-Poutine. Mais à chaque fois, le rapprochement s'est achevé dans la douleur.
Les atermoiements de l'Iran. Jusqu'à maintenant, l'Arménie incarnait le ventre mou mais incontournable du partenariat russo-iranien. Une Arménie avec le Haut-Karabakh et en froid avec la Turquie servait les intérêts de l'Iran et de la Russie. En cas de normalisation turco-arménienne, l'Iran verrait son flanc septentrional affaibli car les Iraniens voient dans la poussée turque au Caucase le bras de l'oncle Sam. En même temps, l'Iran n'a pas renoncé à participer à Nabucco. En cas de règlement de la crise du nucléaire iranien, Téhéran pourrait se laisser tenter d'alimenter Nabucco via l'Arménie et la Turquie.
Les désillusions de la Géorgie. Tant que la frontière turco-arménienne est fermée, la Géorgie reste la seule route régionale, bien qu'affaiblie par la guerre à l'issue de laquelle les Géorgiens ont perdu leur statut de pivot stratégique. La réouverture de la frontière entre la Turquie et l'Arménie créerait un second axe régional, au détriment de la Géorgie. Les désillusions sont donc grandes, surtout depuis que les Occidentaux ont applaudi la feuille de route turco-arménienne.
L'exaspération de l'Azerbaïdjan. Bakou a condamné la signature du double protocole turco-arménien et attend de la Turquie qu'elle exerce une forte pression sur la communauté internationale pour que l'Arménie cède du terrain sur la question du Haut-Karabakh. Mais l'Arménie tient à dissocier les deux processus. Si Ankara et Erevan ratifient leur normalisation, Bakou pourrait être tenté par deux options : reprendre le discours va-t'en-guerre à l'égard de l'Arménie et se rapprocher durablement de Moscou au détriment des Occidentaux. Une seconde option difficile pour Bakou tant la question des hydrocarbures compte dans les relations entre l'Azerbaïdjan, les Etats-Unis et l'Union européenne.
L'incertitude autour de la résolution du conflit du Haut-Karabakh. Sur le papier, rien n'a avancé depuis la signature du cessez-le-feu en mai 1994. Depuis un peu plus d'un an, les présidents Aliev et Sarkissian ont multiplié les rencontres - le dernier face-à-face a eu lieu le 9 octobre à Kichinev (Moldavie) - et ont rapproché leurs positions autour des principes de Madrid, supervisés par la présidence du Groupe de Minsk (France, Etats-Unis et Russie, dont les ministres des affaires étrangères ont parrainé l'accord du samedi 10 octobre en Suisse).
Une nouvelle route pour la criminalité organisée. A chaque étape du désenclavement du Caucase du Sud correspond un nouveau développement des activités criminelles. L'ouverture de la frontière entre la Turquie et l'Arménie relancerait les groupes mafieux et diversifierait les routes de la drogue et de contrebande. Ce qui passait par la Géorgie risque dans les semaines à venir de se démultiplier entre l'Arménie et la Turquie.
Plus grande mobilité pour les Kurdes. L'ouverture de la frontière devrait redynamiser les relations inter-kurdes et kurdo-arméniennes, les populations établies en Turquie orientale ou Arménie occidentale comptant d'importantes communautés kurdes, participant ainsi au renouveau de l'identité kurde, dans le prolongement de ce qui se passe au Kurdistan irakien. D'autant plus qu'Ankara a récemment multiplié les propositions de valorisation de l'identité kurde en Turquie, manière aussi de synchroniser les dossiers kurde et arménien et de canaliser le dynamisme kurde.
Gaïdz MINASSIAN
Source du texte : LE MONDE.FR